Quand citoyens et villes allemandes se soulèvent face à l’industrie automobile
« La voiture allemande est très importante pour les habitants de la République fédérale », pouvait-on lire dans l’hebdomadaire Die Zeit en début d’année 2019. « Synonyme de qualité, de fiabilité, de force exportatrice et de puissance économique l’automobile symbolise également la résurgence du pays après la Seconde Guerre mondiale. » Dans ces conditions, critiquer la voiture germanique reviendrait donc à s’en prendre à l’identité même des Allemands. Il faut dire que le pays compte une puissante industrie automobile, avec des constructeurs aussi incontournables que Volkswagen, Daimler et BMW, qui y emploient plus de 800 000 personnes.

Et pourtant, les citoyens et les villes allemandes sont de plus en plus nombreux à s’attaquer à la vache sacrée. « Les initiatives locales pour refouler la voiture hors des villes se multiplient, se réjouit Tina Velo. Beaucoup de gens s’engagent pour améliorer les infrastructures cyclables par exemple, tandis que d’autres militent pour la gratuité des transports en commun. » Cette trentenaire qui témoigne sous un nom d’emprunt est la porte-parole du groupe Sand im Getriebe, « le grain de sable dans l’engrenage ». Rattaché à Attac, ce mouvement réclame l’exclusion complète de la voiture individuelle des métropoles allemandes. Pour Tina Velo, c’est un combat écologique majeur : « Les transports sont le seul secteur où les émissions de CO2 n’ont pas baissé depuis les années 1990. C’est en partie à cause de cela que l’Allemagne ne va pas atteindre ses objectifs climatiques. »

Le choc du Dieselgate

En 2007, l’Allemagne s’était fixé l’objectif de réduire ses émissions de CO2 de 40 % d’ici à 2020 par rapport à leur niveau de 1990, et de 55 % d’ici 2030. Malgré un fort développement des énergies renouvelables, le pays est loin du compte. À ce jour, la baisse n’est que de 32 %. Quant aux voitures, si elles rejettent individuellement moins de CO2 que dans les années 1990, elles sont plus nombreuses sur les routes. Selon l’Office fédérale de l’environnement, les émissions globales des voitures particulières ont augmenté, de 0,5 %, entre 1995 et 2017.

Pour se faire entendre, Tina Velo et un millier d’activistes ont bloqué le Salon international de l’automobile à Francfort le 15 septembre 2019. La veille, entre 18 000 et 25 000 personnes défilaient dans les rues de la ville contre « cette industrie destructrice », comme la nomme Tina Velo. L’amour inconditionnel de la voiture semble donc en avoir pris un coup. Il faut dire que le scandale des moteurs diesel truqués, le « Dieselgate », est passé par là, et qu’il a quelque peu écorné l’image du fleuron de l’économie allemande.

Tout a commencé en septembre 2015 quand l’agence états-unienne de protection de l’environnement a révélé l’utilisation par le groupe Volkswagen (qui possède les marques Volkswagen, Audi et Porsche) de différentes techniques permettant de falsifier le niveau d’émissions de particules fines pendant les tests d’homologation. Des millions de voitures ont ainsi été équipées de logiciels les faisant apparaître moins polluantes qu’elles ne l’étaient en réalité. Depuis ces premières révélations, le scandale n’a cessé de grandir, touchant tous les constructeurs allemands.

Le gouvernement rechigne à sévir

Les industriels ont été contraints de rappeler des centaines de milliers de voitures aux États-Unis et en Europe, et la justice a fini par leur demander des comptes. Outre-Atlantique, des actions collectives ont été lancées en justice. En août 2019, Volkswagen a accepté de verser 96,5 millions de dollars (88 millions d’euros) pour indemniser 98 000 clients aux États-Unis. En Allemagne aussi, ses patrons se retrouvent sur le banc des accusés. En avril 2019, l’ancien chef du groupe, Martin Winterkorn, a été inculpé pour fraude. En juillet c’était au tour de l’ex-chef d’Audi, Rupert Stadler, et de trois autres cadres de l’entreprise. Un procès initié par 400 000 clients allemand contre le constructeur a début en septembre 2019.

Même si la justice fait pression, les choses n’avancent que doucement. Selon des calculs de l’organisation Transport et environnement, publiés en juin 2019, seul un quart des véhicules manipulés ont fait l’objet d’un rappel pour changer le logiciel truqué. Quant au gouvernement d’Angela Merkel, il a tardé à réagir. Un premier sommet de crise a été organisé fin 2017, suivi d’un autre l’année suivante. Un plan pour améliorer la qualité de l’air dans les villes a été annoncé, et un fonds d’1,5 milliard d’euros a été créé. Il doit notamment aider les communes les plus polluées à investir dans des bus et des voitures électriques.

« C’est bien, mais encore une fois, on prend l’argent des contribuables pour réparer les fautes des constructeurs automobiles », critique Harald Moritz, écologiste et élu à la chambre des députés de la ville-État de Berlin. Karsten Schulze, membre du comité directeur de l’Allgemeiner Deutscher Automobil-Club (ADAC), organisation qui défend les automobilistes, juge lui aussi l’action gouvernementale insuffisante : « Les industriels sont seulement contraints de remplacer le software incriminé, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi installer une solution “hardware”, et notamment un nouveau filtre qui permettrait de faire baisser les émissions toxiques. Si l’industrie a agi illégalement, elle doit être tenue pour responsable et réparer les dommages. » Si Daimler et Volkswagen ont accepté de financer cette modification matérielle à hauteur de 3000 euros, BMW refuse encore.

Un lobby très influent

« Il ne peut être dans notre intérêt d’affaiblir l’industrie automobile au point qu’elle n’ait plus la force d’investir dans son propre avenir », disait la chancelière allemande en 2018 devant le Bundestag. Les chiffres sont effectivement éloquents. En 2017, l’industrie automobile a généré presque 426 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 64 % à l’export, et elle emploie plus de 830 000 personnes. « Il y a des liens personnels forts entre le politique et l’automobile, et notamment dans l’entourage proche d’Angela Merkel », souligne Christina Deckwirth, politologue au sein de l’association LobbyControl. « La campagne de la chancelière pour les législatives de 2017 a par exemple été dirigée par l’ancien lobbyiste en chef d’Opel, Joachim Koschnicke. Plusieurs hommes politiques sont également passés du côté des industriels, à l’image du conservateur Eckart von Klaeden, embauché en 2013 par Daimler après avoir travaillé dans le cabinet d’Angela Merkel. »

Selon des informations du magazine Der Spiegel, Eckart von Klaeden n’aurait d’ailleurs pas hésité à faire jouer ses relations au gouvernement pour lutter contre des tests d’émissions plus stricts. En 2015, la Commission européenne voulait en effet améliorer les tests en conditions de conduite réelle. Dans un courriel à la Chancellerie en mars 2015, le lobbyiste écrivait : « Ce qui, à première vue, pourrait sembler une décision technique mineure peut avoir d’énormes conséquences pour l’industrie automobile en ce qui concerne l’utilisation future des moteurs diesel. » Le projet de la Commission européenne ne peut pas « être accepté », insistait-il. Suite à cette intervention, le gouvernement a changé sa position et supprimé toute date concrète pour l’introduction des tests en conduite réelle.


« Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les constructeurs automobiles figurent parmi les plus gros donateurs des partis politiques », ajoute Christina Deckwirth. Entre 2009 et 2017, l’industrie automobile – ses fabricants, sous-traitants, prestataires de services et associations professionnelles – ont versé plus de 17 millions d’euros aux partis conservateurs (CDU et CSU), sociaux-démocrates (SPD), libéraux (FDP) et écologistes (Grünen). Le constructeur BMW et ses deux actionnaires principaux, les frères et sœur Stefan Quandt et Suzanne Klatten, ont par exemple donné plus de 3 millions d’euros à différents partis (principalement la CDU, la CSU, le FDP, et dans une moindre mesure au SPD), entre 2010 et 2019. Daimler a donné plus de deux millions à la CDU et au SPD, à égalité. Volkswagen a donné plus de 650 000 euros à différents partis, dont les Verts, entre 2014 et 2017.

Un problème de santé publique

On comprend mieux le manque de fermeté du gouvernement. Mais dédommager les clients trompés est loin d’être le seul enjeu du Dieselgate. Il en va aussi de la santé des populations. Selon une étude parue début 2019, la concentration dans l’air d’oxyde d’azote, émis en grande quantité par les véhicules diesel, serait responsables de plus de 13 000 morts prématurées en Allemagne chaque année. Pourtant, depuis 2008, une directive européenne oblige les États membres à surveiller la qualité de l’air. Ce texte définit des plafonds d’exposition à une quinzaine de polluants atmosphériques, comme les particules fines ou le dioxyde d’azote. Dix ans plus tard, les niveaux sont encore dépassés dans 57 villes allemandes.

Face à l’inaction des politiques, la société civile a pris le relais. Depuis 2011, l’association environnementale Deutsche Umwelthilfe (DUH) a déposé 35 plaintes contre des villes allemandes pour les obliger à respecter les normes européennes. D’autres organisations environnementales, comme BUND (la branche allemande des Amis de la terre), poursuivent le même combat, et des premières victoires ont été remportées. À Berlin par exemple, le tribunal administratif a donné raison à la DUH en octobre 2018 et la ville a été contrainte d’adopter un plan d’assainissement de l’air. Au programme : une extension des zones limitées à 30 km/h et davantage de stationnement payant. Mais surtout, la capitale allemande a été obligée de bannir les vieux diesel des artères les plus polluées. Cette interdiction de circuler, qui ne concerne au final que 2,9 kilomètres du réseau routier berlinois, est entrée en vigueur début octobre 2019.

Interdictions controversées

Si la nouvelle n’a pas provoqué de tollé parmi les conducteurs berlinois, la Chambre d’industrie et de commerce de Berlin désapprouve cette mesure. « Les trois-quarts des véhicules d’entreprise roulent au diesel, explique Hauke Dierks, l’expert en environnement de la Chambre. Ces interdictions rendent certains commerces et entreprises plus difficiles d’accès, que ce soit pour les clients, les employés ou les livraisons. » « Ces dispositions sont inefficaces, estime aussi Karsten Schulze, de l’ADAC. Les gens vont juste contourner les rues concernées et la pollution va être reportée ailleurs. »

Pour autant, les Berlinois ne sont pas les seuls concernés. À Hambourg et à Darmstadt aussi, certains tronçons ont été fermés aux véhicules diesel les plus anciens. À Stuttgart, ils sont même exclus de tout le centre-ville. Des interdictions devraient également arriver à Cologne, Bonn ou encore Essen. Certaines municipalités ont cependant décidé de faire appel des décisions de justice. Quant au gouvernement fédéral, il est résolu à éviter ces mesures restrictives. En mars 2019, il a fait voter au Bundestag une modification de la loi fédérale sur les émissions des automobiles. Ce texte stipule désormais que « les interdictions de circulation […] ne s’appliquent, en règle générale, que dans les zones où la valeur moyenne annuelle de 50 microgrammes de dioxyde d’azote par mètre cube d’air a été dépassée », alors que la directive européenne fixe ce plafond à 40 microgrammes. « Cette modification de la loi ne va pas empêcher les interdictions, assure Harald Moritz. Ce n’est qu’une manœuvre du gouvernement pour faire croire qu’ils protègent les citoyens contre les méchantes communes qui veulent entraver leur liberté. Et ils veulent faire oublier qu’ils ne font rien contre les constructeurs. »

L’élu berlinois reconnait cependant que ces interdictions vont être difficiles à faire respecter. « Un vieux diesel ne se reconnait pas du premier coup d’œil, il faut voir les papiers du véhicule pour le repérer. » Il milite pour l’introduction au niveau fédéral d’une vignette bleue pour les véhicules diesel, ce qui faciliterait les contrôles. « Le gouvernement refuse de la mettre en place, s’énerve Harald Moritz. Peut-être qu’ils ont peur que cela facilite l’exclusion des vieux diesels de tous les centres-villes. »

L’industrie mise sur l’électromobilité

« Nous n’avons pas besoin de nouvelles murailles autour des villes comme nous en avions au Moyen Âge », s’insurge Joachim Damasky, directeur général technique et environnement de l’Association de l’industrie automobile allemande (Verband der Automobilindustrie – VDA), lobby du secteur. Selon lui, exclure les voitures revient à négliger tout un pan de la population. « Comment feront les gens qui sont obligés de faire la navette pour leur travail car ils n’ont pas les moyens de s’offrir un appartement dans le centre-ville ? Développer les transports en commun est une bonne chose, mais cela coûte cher et prend du temps. » Pour lui, l’avenir serait la voiture électrique. Et sur ce point, l’industrie automobile ferait sa part de l’effort : « Sur les trois prochaines années, nos entreprises vont investir 40 milliards d’euros dans l’électromobilité et les techniques de propulsion alternatives », vante ainsi le représentant du secteur automobile.

La voiture électrique était d’ailleurs à l’honneur du Salon de l’automobile de Francfort de 2019. Pour Tina Velo, ce n’est rien de plus que de l’écoblanchiment : « Déjà, ces investissements arrivent bien trop tard. Par ailleurs, la voiture individuelle en ville pose d’autres problèmes que la pollution. Entre les routes et les places de stationnement, elle prend une place folle dans nos métropoles. Sans compter les risques d’accident. La voiture électrique ne change rien à tout cela. C’est pour cela que nous réclamons des villes sans voitures. »

Si Karsten Schulze de l’ADAC n’approuve pas l’action de Tina Velo, il concède que la voiture doit céder du terrain dans les métropoles allemandes. Mais pour cela, il faut avant tout « améliorer les transports en commun », dit-il. Il imagine un système avec de grands parkings au bout des lignes de métro. « Cela fait des années qu’on discute de ce genre de modèle, mais cela demande de grands investissements et les communes n’étaient pas prêtes à payer. »

Berlin investit massivement dans les alternatives à la voiture

Après des années d’austérité, la capitale allemande va pourtant mettre la main à la poche. Début 2019, l’élue en charge des transports a annoncé des investissements à hauteur de 28 milliards d’euros sur les quinze prochaines années pour l’extension et la modernisation des transports publics. Ces dépenses font suite à l’adoption en 2018 par la chambre des députés de Berlin d’une loi de mobilité. Mais encore une fois, l’impulsion de la société civile a été nécessaire pour arriver là.

« Pendant longtemps le gouvernement local ne s’est aucunement intéressé au vélo, explique Heinrich Strössenreuther, un Berlinois écolo et accro à la bicyclette. La ville dépensait auparavant seulement 3,70 euros par habitant et par an pour le trafic à vélo. C’est le prix d’une grande bière. Ce montant est vraiment ridicule comparé aux dépenses pour la voiture, qui étaient de 80 euros par an et par habitant. » Cet activiste a donc décidé de prendre les choses en main. Lui et d’autres militants ont rédigé courant 2015 une loi sur le trafic à bicyclette. L’idée étant de faire adopter cette législation par les Berlinois grâce à un référendum d’initiative populaire. Son initiative a récolté plus de 100 000 signatures de citoyens en quelque mois.


« Grâce à cette mobilisation, le vélo est devenu un thème politique majeur à Berlin. Tous les partis ont commencé à s’y intéresser, se réjouit Heinrich Strössenreuther. À l’automne 2016, les sociaux-démocrates ont gagné les élections locales se sont associés aux Verts et au parti de gauche Die Linke pour gouverner. Dans leur contrat de coalition, ils se sont engagés à adopter une loi de mobilité afin d’accorder plus de place au vélo, aux piétons et aux transports en commun dans la ville. Heinrich Strössenreuther et ses compagnons militants furent invités à participer à l’écriture du volet sur le deux-roues.

Un trajet sur trois en vélo en 2025

À partir de 2019, 51 millions d’euros doivent être consacrés tous les ans au développement des infrastructures cyclables dans la capitale allemande. Depuis quelques temps, de nouvelles pistes cyclables apparaissent et 100 000 nouvelles places de stationnement pour les vélos doivent être installées d’ici à 2025, dont la moitié près des stations de métro. Le vélo devrait également bénéficier de 100 kilomètres de voies rapides à travers la ville. L’objectif est clair : d’ici à 2025, un trajet sur trois doit être réalisé en bicyclette, contre environ un sur sept aujourd’hui.

« Pour la première fois, la voiture n’a plus la priorité dans la politique des transports », jubile l’écologiste Harald Moritz. Son parti aimerait toutefois aller plus loin. « Nous sommes pour l’instauration d’un péage à l’entrée de la ville, avec des tarifs échelonnés. Plus une voiture est polluante, plus elle doit payer pour entrer. L’objectif serait de bannir le moteur à explosion d’ici à 2030. »

Si la révolution est en marche à Berlin, Christina Deckwirth, de LobbyControl, n’y voit pas une évolution générale de la société : « Dans les campagnes, les gens sont encore très dépendants de la voiture, et ils sont très agacés par toutes ces interdictions de circuler. C’est un débat très émotionnel. »

Le gouvernement toujours avocat de la voiture

Pourtant, le « Dieselgate » est loin d’être le seul scandale à avoir égratigné l’image de la voiture « made in Germany ». En 2017, Der Spiegel révélait que BMW, Daimler et Volkswagen s’étaient entendus pendant des années pour éviter toute concurrence sur le développement de technologies permettant de réduire les émissions de leurs voitures. En septembre 2018, la Commission européenne a ouvert une enquête approfondie contre les trois constructeurs pour pratiques anticoncurrentielles. En avril 2019, elle a transmis ses griefs aux industriels qui peuvent maintenant tenter de se défendre. Si leur réponse ne satisfait pas l’exécutif européen, il pourra leur infliger une amende allant jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaire.

Malgré tout, « le gouvernement fédéral continue de défendre les intérêts des grands constructeurs », regrette Christina Deckwirth. « Reste que ces différents scandales ont fait les gros titres ici, et ils ont mis lumière l’importance du lobby automobile en Allemagne. Cela a lancé une vraie discussion sur le sujet. C’est un premier pas vers un changement de politique. »

Par Déborah Berlioz (publié le 27/02/2020)
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