Le boom de l’agriculture urbaine
 A l'occasion du Salon de l'agriculture, CNRS-Le Journal revient sur le mouvement des jardins potagers urbains. Un phénomène qui essaime aujourd’hui en France et en Europe, et qui questionne les chercheurs.

Toits cultivés, jardins partagés, friches exploitées… Une déferlante verte aux formats nouveaux gagne aujourd’hui le cœur des villes de l’Hexagone et d’Europe, après avoir déjà conquis l’Amérique du Nord. En Île-de-France, de premiers recensements font ainsi apparaître que la surface totale des jardins associatifs pourrait atteindre celle de la surface de maraîchage professionnel ! Et à Marseille, on compte un millier de petites parcelles où sont cultivés des légumes potagers sur une trentaine d’hectares. Loin des canons agricoles classiques, lové dans les plus petits interstices de parfois quelques mètres carrés, le phénomène intrigue les scientifiques. Que cache cette multiplication d’expérimentations entre béton et bitume ? Effet de mode ou mouvement durable ?

Jassur, un programme dédié à l’agriculture urbaine

Pour essayer de mieux saisir le phénomène, le programme Jassur (link is external) (Jardins associatifs urbains et villes durables)1, financé par l’Agence nationale de la recherche, a été lancé en janvier 2013. Car l’agriculture urbaine, dont la définition même varie selon les continents (lire En coulisses), est un sujet plus complexe qu’il n’y paraît : « Toutes les expériences de jardins productifs urbains ne répondent pas à la même dynamique. Cela peut aller du simple loisir à une réelle activité commerciale en passant par un projet visant à restaurer du lien social. Côté recherche, un de nos premiers défis est donc de définir un cadre pour analyser le phénomène sous toutes ses facettes », expliquent la sociologue Laurence Granchamp et la géographe Sandrine Glatron, organisatrices de la première école thématique française sur ce sujet, qui s’est tenue en juin 2013 à Strasbourg.

Autre défi pour les scientifiques : mieux cerner les clés du succès des jardins potagers urbains. « Ils se sont développés à un rythme accéléré ces dernières années, à partir du moment où les préoccupations concernant le changement climatique et la succession de différents scandales alimentaires – vache folle, poulet à la dioxine – ont remis en question les formes de production alimentaire ainsi que leur localisation », explique Laurence Granchamp. En témoignent notamment le succès des circuits courts comme les Amap, le retour des marchés paysans dans lesquels des producteurs se rassemblent en un lieu donné pour vendre en direct leurs produits, ou encore des labels AOC, qui répondent à l’exigence des consommateurs d’une plus grande proximité et qualité dans l’origine des produits. L’agriculture urbaine serait en quelque sorte le signe le plus récent de cette remise en question.

Les citadins en demande d’une nature nourricière

Autre raison du boom des jardins productifs : l’évolution récente du rapport des citadins à la ville et à la nature. « L’essor des jardins productifs va de pair avec celui de la diffusion d’une réelle culture du développement durable, de la prise de conscience des limites de l’environnement et de la nécessité de pratiques plus respectueuses, affirme l’urbaniste Jean-Noël Consales, cocoordinateur du projet Jassur. Il est l’un des vecteurs bien concrets de ce changement de rapport des habitants à la ville et à l’urbain. » Aujourd’hui, la demande de nature des habitants urbains ne se limite plus à une nature paysagère et esthétique, mais aussi… nourricière. « La crise économique de 2008 est passée par là : quelle que soit la taille des parcelles, la fonction alimentaire revient quasi systématiquement dans la bouche des porteurs de projet, poursuit le chercheur. Or cette dimension avait disparu chez les utilisateurs des jardins ouvriers à la fin des années 1990, davantage axés sur le loisir. » Une chose est sûre : « Ces espaces de production dans la ville modifient réellement les comportements alimentaires de leurs usagers dans le sens d’une plus grande qualité, y compris pour ceux issus de milieux très populaires », comme a pu l’observer l’urbaniste à Marseille.

L’agriculture urbaine, un modèle alimentaire alternatif ?

L’un des principaux objectifs du programme Jassur consiste aujourd’hui à quantifier précisément la valeur productive de ces jardins urbains. « Selon de premières indications, le phénomène représenterait une aide substantielle à l’alimentation de nombreux foyers urbains », annonce d’ores et déjà Jean-Noël Consales. De là à imaginer que ces dispositifs pourraient nourrir une ville entière… « Au-delà des scientifiques, une grande partie des acteurs sociaux, économiques et politiques se posent aujourd’hui la question de la viabilité d’un tel modèle d’agriculture et du développement d’une économie verte », souligne le chercheur, citant la professionnalisation de certaines parcelles associatives et le lotissement par des propriétaires fonciers de terrains urbains en… jardins. « Ce timide élan reste néanmoins incomparable avec l’ampleur des projets de fermes urbaines qui se déploient et se professionnalisent sur la base de techniques très intensives en Amérique du Nord », relativise Laurence Granchamp.

L’utopie d’une production agricole urbaine aux vastes surfaces se heurte dans nos frontières à la dure réalité de la pression foncière, estime de son côté Sandrine Glatron. « Il y a un réel conflit d’usage de l’espace, en tout cas en ce qui concerne les villes d’Europe », explique la géographe. À cela s’ajoute une réalité économique, complète-t-elle : « Il reste beaucoup moins cher de manger un chou de Bretagne même quand vous habitez à Strasbourg que de le faire pousser juste à côté dans une terre vouée à la construction d’immeubles en raison du prix du foncier et du mode d’exploitation – sans pesticide ou bio – moins productif a priori. »

Le succès inattendu des jardins potagers urbains

Alors comment expliquer le succès des jardins urbains ? « Si les collectivités publiques, dont les surfaces d’agriculture urbaines dépendent essentiellement, s’y intéressent de plus en plus, c’est pour tous ces services, bien au-delà donc de la seule production alimentaire, qu’elles peuvent remplir au cœur de la ville, de sociabilité, de solidarité, de lien au vivant, de lutte contre l’obésité, d’éducation environnementale, de sauvegarde de la biodiversité, ou encore de gestion des déchets », observe Sandrine Glatron. « Ce type de projet ne peut résoudre à lui seul la misère sociale d’un quartier, tempère Jean-Noël Consales. Pour autant, il constitue un outil précieux, un vecteur d’amélioration, d’appropriation et même de production commune du cadre de vie par le mélange de publics, la création d’emplois et la garantie d’une certaine équité écologique qu’il apporte à tous. » Assez pour contribuer, sans l’être officiellement annoncé, au maintien de la paix sociale… Résultat : « Il n’y a pas une agglomération aujourd’hui, pas un Scop qui n’intègre pas la question agricole », conclut le chercheur. À défaut de nourrir des villes entières, l’agriculture urbaine a visiblement encore de belles saisons devant elle.

Par Aurélie Sobocinski
A lire sur le site Le journal CNRS (24/02/15)