La terre crue, alternative au béton ?
 En Seine-Saint-Denis, une petite usine transformera bientôt les déblais issus des travaux du Grand Paris en briques de terre crue. Réinventer une méthode millénaire pour construire la ville de demain : l’expérimentation séduit, mais elle se heurte aux logiques du secteur du BTP. Un article à retrouver dans le numéro 39 de Socialter « Tout le pouvoir au local ».

« Une première mondiale ! », vantent les initiateurs du projet Cycle Terre. À Sevran (Seine-Saint-Denis), débutent ce printemps les travaux d’une fabrique de matériaux de construction en terre. L’idée est simple : bâtir avec ce qu’on a en abondance, là, juste sous nos pieds... Alors que les déblais représentent 90 % des déchets urbains, la petite usine permettra de transformer une partie des terres excavées lors des travaux du Grand Paris en briques ou panneaux d’argile biodégradables et recyclables à l’infini. La manne est colossale : l’Île-de-France produit chaque année des millions de tonnes de déblais, qui atterrissent aux quatre coins de la région, alimentant d’absurdes collines artificielles. Un rebut jugé aujourd’hui inutilisable et encombrant, mais qui pourrait bien devenir demain une précieuse ressource pour édifier des milliers de logements.

Parmi les initiateurs de l’expérimentation, deux architectes : Paul-Emmanuel Loiret et Serge Joly. Ils se sont rencontrés dans les années 1990 alors qu’ils étaient étudiants ; leur diplôme en poche, ils ont monté une agence ensemble. Depuis une quinzaine d’années, ils se sont spécialisés dans les matériaux naturels : le bois, la pierre, les fibres, mais aussi la terre crue. Cette dernière cumule les atouts : abondante localement, très faiblement carbonée, c’est à la fois un régulateur du taux d’hygrométrie – c’est-à-dire de l’humidité de l’air – et un régulateur de température grâce à sa forte inertie thermique. Et si elle n’est pas adaptée à des ouvrages d’art ou autres bâtis nécessitant de hautes performances techniques, son potentiel reste énorme.

Construire Paris pendant mille ans

Matériau d’avenir ? Peut-être, même si le xxie siècle se contente ici de réinventer une méthode millénaire. La terre crue était en effet largement utilisée en France (comme dans de nombreux pays) jusqu’au xixe siècle, avant d’être délaissée au profit de productions industrielles en béton et acier. « Elle réapparaît aujourd’hui, poussée par l’urgence des questions environnementales, mais aussi parce qu’au-delà de ses atouts écologiques, elle a des qualités sensibles, esthétiques, sensuelles », défend Paul-Emmanuel Loiret. L’idée de Cycle Terre a germé il y a une dizaine d’années pour apporter une réponse locale à un besoin de matériaux. « Pour notre premier bâtiment en terre à Milly-la-Forêt, livré en 2012, nous avons dû importer la matière première d’Allemagne… », regrette-t-il. Une aberration, alors que des millions de tonnes de terre sont extraites chaque année – 500 millions d’ici à 2030 – dans le cadre des chantiers franciliens. « Avec ça, on pourrait construire Paris pendant mille ans ! », fulmine Paul-Emmanuel Loiret. En 2017, avec des acteurs pionniers de la construction en terre, tels que l’association CRAterre, le projet d’une fabrique francilienne est lancé, largement financé par des fonds européens. Les travaux commencent sous peu ; début 2021, une équipe d’une dizaine de personnes œuvrera à la fabrication de blocs de terre comprimée et briques extrudées (qui servent à monter les parois), de panneaux d’argile (pour les cloisons), mais aussi d’enduits et de mortiers made in Sevran.

Parmi les futurs chantiers visés, la Manufacture sur Seine à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Heureux lauréat du concours « Réinventer la Seine », le projet prévoit la création d’un « quartier en terre » sur le site d’une ancienne usine de traitement des eaux. Toutes les parois et les cloisons intérieures des petits immeubles d’habitation seront en terre, accessible à la vue et au toucher. Un choix qui induit un surcoût d’environ 10 % par rapport à des matériaux classiques, mais qui pourrait diminuer à l’avenir avec l’amélioration des techniques et la réalisation d’économies d’échelle, glisse Paul-Emmanuel Loiret. Toutefois, la zone de construction étant inondable, la structure sera en bois et béton ; la terre craint l’eau. D’où l’usage, notamment, de bords de toit assez grands pour protéger de la pluie : l’architecture est pensée en fonction des capacités du matériau.

« Nous souhaitons réinjecter des matériaux naturels dans notre environnement artificiel pour apporter d’autres émotions, d’autres sensations, et peut-être pour permettre d’imaginer le monde différemment et penser une véritable transition écologique et sociale », aspire Paul-Emmanuel Loiret. Pour ce projet ivryen, c’est le promoteur Quartus qui est venu démarcher l’agence Joly & Loiret. Un signe des temps : la construction en terre suscite un intérêt grandissant. Des réalisations ambitieuses se font jour, ici ou là, telles que le groupe scolaire à Nanterre en inox et terre crue, livré l’an dernier par l’agence TOA. « Chaque semaine, des promoteurs nous contactent », confirme Paul-Emmanuel Loiret, qui reste néanmoins prudent. « La plupart du temps, il s’agit de projets d’écoquartiers en béton, qui accentuent l’étalement urbain, et dont la faible présence de terre envisagée n’est qu’un nouveau “greenwashing” », regrette-t-il. La terre crue a les limites qu’on veut bien lui donner : dans un secteur français du BTP dominé par la performance technique et par les leaders mondiaux du béton (Bouygues) et du ciment (Lafarge), son utilisation reste encore ultra marginale. « Aujourd’hui, le pourcentage de terres qu’on va recycler est minime, mais c’est un premier pied à l’étrier », défend Paul-Emmanuel Loiret.

Par Chrsitelle Granja (publié le 28/08/2020)
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