L’habitat participatif ré-invente tranquillement le vivre ensemble
Le rejet de la maison individuelle et de l’isolement est une des motivations par les habitants de logements participatifs. Cette façon de penser, de concevoir et de gérer collectivement son logement est plébiscitée. Et si on la généralisait ?

Du local au global est la série d’enquêtes que Reporterre consacre aux alternatives qui peuvent changer la société. En se demandant ce qui se passerait si les solutions n’étaient pas alternatives, mais appliquées à grande échelle.

Montpellier (Hérault), reportage

Le soleil couchant projette ses reflets rouges sur les grandes baies vitrées du Mas Cobado. Dans la pénombre du crépuscule méditerranéen, deux bâtiments ocre et brique se dessinent. D’un côté, un immense parc mêlant friches, vignes et pinède. De l’autre, la jeune ZAC des Grisettes, et un peu plus loin à l’est, l’agglomération de Montpellier. C’est dans cet écrin périurbain que se sont installés les 23 familles du collectif Habiter, c’est choisir. Ensemble, elles ont coconçu, coconstruit et cogèrent à présent leurs logements. Sorti de terre il y a un an, le Mas Cobado est ce qu’on appelle un habitat participatif.
« L’habitat participatif est une démarche citoyenne qui permet à des personnes physiques de s’associer afin de participer à la définition et à la conception de leurs logements et des espaces destinés à un usage commun, de construire ou d’acquérir un ou plusieurs immeubles destinés à leur habitation et d’en assurer la gestion ultérieure », précise la loi Alur, votée en 2014 par le Parlement.

« Le côté participatif, c’est avant tout la convivialité, le lien social et l’entraide. » À peine sortie de sa voiture, dans les garages du Mas Cobado, Claire Laget se fait alpaguer par un voisin, puis inviter par une autre habitante à un dîner. En chemin, elle passe voir Marie-France Pellerin, la doyenne de la résidence, pour « voir si tout va bien », discute avec un couple, apporte une course à une voisine. « Tous les soirs, c’est la même chose, plaisante-t-elle. Je mets une demi-heure à monter deux étages. »

Ce soir-là, les résidents du Mas Cobado organisent leur apéro bimensuel, dans la salle commune de 40 mètres carrés. Un espace partagé qui accueille aussi des soirées cinéma, des séances de yoga ou des ateliers de conversation espagnole. « Avant, j’habitais dans une maison individuelle, en périurbain, raconte Frédéric Jozon, une assiette de houmous à la main. Le soir, quand je rentrais, je n’avais rien à faire à part me mettre devant la télé. Maintenant, il y a tous les jours du nouveau ! » Un aspect « Club Med » qui inquiétait au début Marie-France Pellerin : « Je ne voulais pas être trop sollicitée. Mais ce n’est pas non plus la communauté où tout le monde fait tout ensemble. On a chacun nos espaces, nos vies. » L’arrivée de la septuagénaire au Mas Cobado lui a permis de « concilier les irréconciliables : rester indépendante, mais ne pas être seule ».

« En acceptant la contrainte, vous vous créez plus de liberté »

Outre la salle polyvalente, les bâtiments comportent trois chambres d’amis et des buanderies mutualisées, un jardin et une terrasse partagés, ainsi que des patios et coursives collectives où sont installées salle de jeux et bibliothèque. Le rejet de la maison individuelle et de l’isolement est une des motivations les plus partagées par les habitants. Julie Patay de Boccard vit seule avec ses deux enfants, et travaille à temps plein dans une crèche : « C’est un confort psychologique énorme pour moi. Je ne me soucie plus de mes enfants quand ils sont seuls, car il y a toujours un ou une voisine pour veiller. » Au Mas Cobado, un tiers des habitants sont des familles, un tiers sont des femmes seules, et un tiers sont des couples sans enfant. « Depuis que j’habite ici, je me sens plus heureuse. Se retrouver pour partager des moments, vivre avec des gens qui partagent les mêmes valeurs, ça permet de décupler les moments de bonheur », ajoute Julie.
Mais le chemin du paradis est semé d’embûches. Avant de déballer leurs cartons dans le quartier des Grisettes, le collectif a traversé cinq années de démarches, procédures et rebondissements. Claire Laget a rejoint le projet dès son origine, il y a cinq ans, « pour expérimenter une nouvelle manière de vivre ensemble, et habiter autrement ». Pas facile pourtant de trouver un équilibre entre intérêts privé et collectif. « Le plus difficile, c’est l’apprentissage du vivre et du décider ensemble, observe-t-elle. Chacun a peur de ce qu’il a à lâcher : un emplacement idéal, quelques mètres carrés de terrasse, une vue sur le jardin… » Pour elle comme pour les autres voisins rencontrés, un élément a été déterminant : l’accompagnement de leur projet par un « spécialiste ».

En l’occurrence, Stephan Singer, cofondateur de Hab-Fab, une entreprise coopérative qui accompagne les projets d’habitat participatif. Soutien technique, conseils juridiques, aide au montage financier… mais surtout animation des discussions et des prises de décision : « Créer un habitat participatif, c’est avant tout construire une conscience collective, explique M. Singer. Chacun doit effectuer un changement de positionnement : se mettre au service du collectif, et donc renoncer à des attentes individuelles. » Toutes les décisions sont ainsi prises au consensus plutôt qu’au scrutin majoritaire : des tours de parole s’enchaînent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’opposition.

Stephan Singer reconnaît que le processus est souvent douloureux, parfois motif d’abandon, mais que, finalement, tout le monde y gagne : « Le collectif permet de construire des espaces de liberté : en acceptant la contrainte, vous vous créez plus de liberté. » Retraitée de l’éducation nationale, Geneviève Oms Benezis a ainsi dû faire une croix sur sa volonté d’installer un ascenseur, mais elle ne regrette rien : « Il y a de l’entraide, les gens me dépannent si besoin. »

Autre changement de posture à accomplir : « Passer de citoyens consommateurs à citoyens acteurs. » Car un habitat n’est participatif que si les futurs habitants ont participé à la définition, à la programmation et à la conception du logement. Le collectif du Mas Cobado a ainsi rédigé une charte de vie collective, répondu à un appel d’offres de l’agglomération de Montpellier pour acheter les terrains, pensé les différents espaces des bâtiments avec les architectes et même suivi le chantier.

« On dénombre 400 projets en France, plus ou moins aboutis »

Le groupe s’est constitué peu à peu. Julie Patay de Boccard a ainsi rejoint l’aventure plus tard, car elle se reconnaissait dans les valeurs définies : la bienveillance, l’écologie, l’ouverture. Mais certains ont dû également quitter le groupe, notamment au moment d’investir. Deux foyers n’ont pas eu leur emprunt. « Nous faisons en sorte que toutes celles et ceux qui veulent participer puissent le faire, quels que soient leurs moyens », précise Stephan Singer, qui connaît sur le bout des ongles les différents dispositifs d’aide à l’accession à la propriété. Résultat, ces logements reviennent de 2.200 € à 3.100 € le mètre carré construit, selon les budgets, « sans compter les économies faites par la suite avec la mutualisation de certains espaces et usages, et la baisse de la consommation d’énergie grâce à l’excellente isolation ».

Pour assurer la diversité sociale des habitants, il est même allé chercher un bailleur social — Promologis : cinq logements sont ainsi en locatif social. L’organisme HLM est propriétaire, mais les locataires restent des habitants comme les autres. Ils participent aux assemblées de gestion mensuelles et aux groupes de travail qui planchent sur les différents aspects du vivre-ensemble : cadre de vie, relations extérieures, espaces verts, enfants.

À l’arrivée, le Mas Cobado a tout d’un eldorado. 23 appartements de 30 à plus de 120 mètres carrés, à la qualité environnementale irréprochable (ils sont labellisés bâtiment durable méditerranéen), avec une diversité générationnelle et sociale réussie. « Je me sens bien, plus confortable et moins stressée, sourit Julie Patay de Boccard. Du coup, j’ai plein d’énergie et l’envie de m’ouvrir. » Elle participe avec d’autres au comité de quartier, et réfléchit à créer un jardin partagé pour tous les riverains. « L’habitat participatif ne crée pas un entre-soi, bien au contraire, soutient Stephan Singer, en rappelant les valeurs d’ouverture qui soudent la plupart des collectifs. Les habitants impulsent ou renforcent très souvent une dynamique locale. » Il brandit ces logements collectifs comme des panacées aux maux de nos villes : un centre-bourg en zone rurale délaissé ? Habitat participatif. Un quartier en politique de la ville qui cherche plus de diversité sociale et culturelle ? Habitat participatif. Un centre-ville tendu, très dense, où le foncier est hors de prix pour le commun des mortels ? Habitat participatif.

De fait, ces dynamiques habitantes, nées dans les années 1970-80 sous le nom d’habitat groupé, connaissent depuis une dizaine d’années un nouvel essor. « Au doigt mouillé, on dénombre 400 projets en France, plus ou moins aboutis », estime Ludovic Parenty, chef de projet à la Coordin’action nationale. Cette coordination qui regroupe les collectifs et les associations d’habitants vient de publier, en partenariat avec les Colibris, une carte qui recense les groupes existants. Des coopératives d’habitants aux sociétés civiles immobilières, des immeubles en centre-ville aux maisons groupées à la campagne, des lieux intergénérationnels aux collectifs de retraités… il y en a pour tous les goûts ! « Il existe une grande diversité, note Ludovic Parenty. Par contre, tous ces projets répondent à trois critères : une logique d’autogestion d’espaces partagés, la présence d’un collectif en amont de la construction, et la participation du collectif aux différentes étapes de conception et de gestion. »

« Il faut faire en sorte que la ville et l’habitat se réinventent un idéal collectif »

« Mais 400, c’est à la fois beaucoup… et peu », ajoute-t-il. Lui met en avant plusieurs freins au développement de ce type d’habitat pourtant plébiscité par tous, politiques, citoyens et professionnels du secteur. « L’accès au foncier demeure compliqué, d’où le besoin de soutien de la part des collectivités locales, via des appels à projets ciblés sur certains terrains municipaux », analyse-t-il. C’est le cas du Mas Cobado à Montpellier. Les communes pourraient aller plus loin en inscrivant l’habitat participatif dans leurs politiques locales de logement (avec le plan local d’urbanisme, par exemple).

« Il y a aussi un manque d’outils juridiques et financiers pour faciliter le montage des projets. Les banquiers sont souvent très frileux, et rechignent à accorder des prêts par méconnaissance du fonctionnement. » La loi Alur entend répondre en partie à ces blocages, en reconnaissant deux formes juridiques nouvelles — la coopérative d’habitants et la société d’attribution et d’autopromotion — ainsi qu’en introduisant des garde-fous financiers, comme la garantie d’achèvement.

Ces avancées permettront-elles de démocratiser largement un habitat participatif resté jusqu’ici d’initiative privée, réservé à des publics accédants et solvables du marché de l’immobilier ? « On peut développer encore plus ces dynamiques en associant les organismes HLM », insiste Anne Chemier, qui suit ces questions pour l’Union sociale de l’habitat. « Ces organismes sont le garant de la mixité sociale, et apportent un savoir-faire et une sécurité juridique, technique et financière aux projets », expose-t-elle dans une note de positionnement qu’elle a corédigée. Ces bailleurs sociaux peuvent ainsi aider à la constitution de groupes, et accompagner celles et ceux qui n’ont pas les capacités financières suffisantes. Il existe ainsi des opérations mixtes locatif social/propriété comme au Mas Cobado, mais également des opérations en locatif social uniquement. « Pour les organismes, cette démarche répond à nos objectifs de lien social, de mixité et cela permet de replacer l’habitant au cœur du projet, ajoute Anne Chemier, qui met en avant les nombreux avantages des habitats participatifs : Il y a moins de conflits de voisinage, moins de dégradation… les gens s’approprient leur logement, et de ce fait s’impliquent plus. »

« Pour lutter contre l’étalement urbain, le mal vivre, l’isolement, (...) il faut faire en sorte que la ville et l’habitat se réinventent un idéal collectif, expliquent les acteurs de la coordination nationale dans leur Livre blanc, publié en 2010. L’habitat participatif répond à ces défis. À ce titre, il devrait être encouragé (...) pour s’imposer comme une voie alternative d’accès au logement, une troisième voie, au côté du parc privé et du logement social. »

Par Lorène Lavocat

A lire sur reporterre (26/04/2017)