Economie. Optimisation fiscale : la fête est finie pour les multinationales
L’OCDE vient de dévoiler son plan destiné à obliger les multinationales à payer leurs impôts dans les pays où elles sont réellement actives.

Révolution, changement de paradigme, nouvelle donne, chacun choisira l’image qui lui convient. Mais une chose est sûre : pour les multinationales et leurs stratégies d’évasion fiscale légale – comme pour les administrations plus ou moins complaisantes – il y aura un avant et un après 5 octobre 2015.

L’OCDE a présenté ce 5 octobre à Paris son arsenal complet de mesures destinées à enrayer l’optimisation fiscale abusive des grands groupes. Un paquet articulé en quinze actions très concrètes, baptisé BEPS (Erosion de la base imposable et transfert de bénéfices).

L’acronyme est sympathique ; la réalité à laquelle il s’attaque est pandémique. Exploitant les failles du droit fiscal international et le manque de cohérence entre les législations nationales, abusant de régimes fiscaux préférentiels et de règles dépassées, les multinationales économisent beaucoup, beaucoup trop d’argent. Chaque année, ce sont entre 100 et 240 milliards de dollars qui échappent en toute légalité aux recettes globales de l’impôt sur les sociétés, estiment les experts de l’organisation parisienne.

Deux ans de travail acharné

A montants pharaoniques, réponse globale. Mené tambour battant, le chantier BEPS a réuni l’ensemble des Etats de l’OCDE [l’Organisation de coopération et de développement économique] et du G20, soit plus de 60 pays. Mais aussi nombre de pays en développement et toutes les organisations internationales compétentes. Deux ans de travail acharné, en consultation constante avec le secteur privé, pour un résultat sans équivoque. Comme le résume le chef fiscal de l’OCDE, Pascal Saint-Amans, grand architecte de l’ensemble :

“On change d’ère. On revient au bons sens. Pour nombre de grands groupes, la fonction fiscale était devenue un modèle d’affaire, elle redevient une fonction de support. L’évasion fiscale légale et massive, c’est fini.”

Le Français peut afficher une telle satisfaction pour une raison simple : même si les réticences restent nombreuses dans l’industrie et au sein des milieux conservateurs – particulièrement aux Etats-Unis, où les Républicains et les lobbies des grands groupes font encore tout ce qu’il peuvent pour torpiller l’affaire – le consensus international est réel.

Google, Apple, Amazon, Starbucks, McDonalds : épinglées les unes après les autres dans les médias, les stratégies agressives d’échappement à l’impôt de ces géants mondialisés ont échauffé les opinions publiques et forcé les grands Etats à réagir. Lesquels, étranglés par la crise financière et des dettes publiques abyssales, ne se sont pas fait prier. Leur intérêt commun à bouger vite et de manière concertée a permis à l’OCDE de voir grand et d’aboutir en un temps record.
Le paquet, qui doit être présenté aux chefs d’Etat du G20 les 15 et 16 novembre prochain, a d’ores et déjà été adopté par le Conseil de l’OCDE. Et si certaines des quinze actions publiées lundi ne sont encore que des “approches communes” ou consacrent des “meilleures pratiques”, d’autres introduisent de nouveaux standards au format OCDE, immédiatement applicables.

Ils ont la même portée que ceux qui ont mis fin au secret bancaire. Une fois importés dans le droit domestique ou dans les conventions fiscales, dans les deux ou trois ans à venir en fonction des rythmes parlementaires nationaux, ils auront force de loi.

Cohérence, substance et transparence

Quelles sont ces nouvelles règles? BEPS ratisse très large. Dans un article publié en avril dans le Bulletin for international taxation, l’ambassadeur Christoph Schelling, chef de la division fiscalité internationale du Secrétariat d’Etat [suisse] aux questions financières internationales, et Robert Danon, professeur de droit fiscal à l’Université de Lausanne, résumaient les trois principes qui guident l’ensemble: la cohérence, la substance et la transparence.

Au chapitre cohérence figurent une série d’actions destinées à éviter que les failles entre les législations nationales ou les conventions fiscale bilatérales ne permettent à certains profits d’échapper complètement à l’impôt. On introduit par exemple de nouvelles clauses anti-abus dans les conventions fiscales, qui interdiront à une multinationale d’implanter une filiale dans un pays donné dans le seul but de bénéficier des avantages prévus par son réseau de conventions.

Le principe de substance consiste à rétablir le lien entre imposition et substance économique, en faisant coïncider le lieu où les multinationales enregistrent leurs bénéfices avec celui où elles créent véritablement de la valeur. De nouveaux standards les obligent ainsi à exercer de réelles fonctions économiques dans un pays pour pouvoir y localiser des profits. Une filiale de multinationale installée dans un pays à fiscalité clémente ne pourra plus se contenter d’invoquer la détention légale d’un brevet pour se voir attribuer de gros revenus par le groupe.
Une série d’actions fondées sur la transparence obligent enfin les multinationales à faire connaître à toutes les administrations fiscales des pays dans lesquels elles sont actives le détail de leurs activités et des impôts qu’elles paient. C’est la déclaration dite “pays par pays”, que les fiscs nationaux échangeront entre eux.

L’échange des rulings, c’est une bombe

Ceux-ci seront également tenus d’échanger spontanément et obligatoirement les rulings qu’ils accordent aux multinationales. C’est-à-dire les accords préalables par lesquels les sociétés (ou leurs filiales) s’entendent avec le fisc sur leur traitement fiscal. Très courants en Suisse, les rulings permettent aux entreprises d’obtenir des régimes d’imposition préférentiels ou de faire valider la manière dont elles ventilent leurs bénéfices d’un pays à l’autre.

“Pour la Suisse, l’échange des rulings, c’est une bombe”, résume l’avocat et professeur de droit fiscal Xavier Oberson. Les administrations fiscales cantonales cultivant une opacité totale sur les rulings qu’elles accordent à tour de bras, le basculement dans la transparence promet d’être très mal vécu.

"L’échange des rulings va immanquablement générer de nouvelles demandes de renseignement adressées à la Suisse. Qui engendreront forcément à leur tour des redressements fiscaux pour les entreprises.”

La Suisse est en revanche mieux préparée pour faire face au nouveau standard de lutte contre les pratiques fiscales dommageables. Dans le collimateur de l’OCDE, les patent boxes, régimes d’imposition préférentielle des revenus issus de la recherche et du développement (R&D). L’approche retenue par BEPS suppose dans une large mesure que l’entité qui entre dans une patent box exerce elle-même les activités R&D.

"Que nous dit BEPS, de manière générale ? Que les pays qui en sortiront gagnants ne seront pas ceux qui fourniront les conditions les plus attractives pour attirer les sièges des entreprises, mais ceux qui auront la capacité d’attirer les fonctions à haute valeur ajoutée, conclut Robert Danon. Ce sera plus facile pour les grands Etats, mais la Suisse n’est pas trop mal positionnée. Avec ses taux d’imposition ordinaires relativement compétitifs, les groupes pourront avoir intérêt à centraliser ces activités en Suisse."

Par Alexis Favre

Lire sur le site de www.courrierinternational.com (06/10/2015)