Dividendes et chômage économique : 2% suffiraient
Il y a deux consensus qui traversent les sociétés belge et européenne ces dernières semaines. Il faut tout d’abord refinancer le secteur des soins de santé. Il faut ensuite aider les entreprises à traverser la crise afin d’assurer une relance économique et éviter un carnage social post-Covid19 fait de faillites et de licenciements collectifs.

Cet article n’abordera pas le premier consensus. Les quatre décennies d’austérité néolibérale que nous venons de traverser ont mis à sac notre système de soins. Les pays du Sud ou de l’Est de l’Europe qui, depuis 2010, subissent les programmes d’austérité de la Troïka ou de la Commission européenne en souffrent plus profondément encore. Il y a néanmoins un lien entre les deux consensus. Sous le couvert de résorber la dette « publique » des États, ces politiques d’austérité ont surtout permis de transférer de l’argent des salaires et des cotisations sociales, qui financent les soins de santé, vers les revenus du capital. Tout cela saupoudré d’allègement d’impôt pour ces mêmes revenus du capital. Ces transferts, du travail vers le capital, sont la nature profonde d’un projet politique qu’on appelle le néolibéralisme.

Paradoxalement, quelques semaines seulement après le début de la « crise » du Coronavirus, les entreprises et leurs propriétaires ont besoin d’aide. Si bien que tous les niveaux de pouvoir ouvrent les vannes. Il faut transférer le salaire des travailleurs du privé vers le budget de l’État au travers du chômage économique (70% du revenu passe alors à charge du budget de la sécurité sociale) ou de diverses aides aux entreprises. En Belgique, les aides d’urgence sont pour le moment estimées à 10 milliards d’euros. Près de 6,5 milliards euros s’apprêtent déjà à être socialisés à l’heure d’écrire ces lignes ! Et les propositions « alternatives » vont dans le même sens : prime « incitative » pour le personnel des soins de santé, retour du débat sur l’idée magique de l’allocation universelle. De leur côté, les gouvernements nous préparent déjà aux « efforts » que nous devrons consentir collectivement pour surmonter la crise et rembourser la dette que le gouvernement contracte actuellement auprès, par exemple, des grands fonds financiers internationaux pour acheter des masques ou des respirateurs. Il est dès lors logique que les gestionnaires de ces fonds voient dans la pandémie de Covid19 une opportunité. Ils ne s’en cachent pas, ils le déclarent dans la presse [1].

Une question est par contre très peu posée : pourquoi les entreprises sont-elles des « entités » si fragiles alors que la collectivité leur verse autant d’argent ?

Les chiffres qui suivent sont issus de la Banque Nationale de Belgique (BNB). Ils sont collectés dans la banque de données Afin-a [2]. Ils sont donc frappés d’un certain biais, car les entreprises, les ASBL, les intercommunales peuvent parfois communiquer des erreurs à la BNB. Néanmoins, ces chiffres ont une valeur officielle et une réelle signification politique, car la marge d’erreur reste faible. Pour ce court article, nous avons pris en compte 625.173 entités actives en Belgique entre 2006 et 2018. Certaines ont disparu entre-temps, d’autres se sont créées, il ne s’agit pas nécessairement des mêmes entreprises chaque année. Enfin, nous parlons d’entités, car notre échantillon est composé de sociétés anonymes principalement, mais on retrouve aussi des entreprises publiques autonomes (Proximus), des ASBL ou encore des intercommunales. Une diversité qui pose peu de problèmes pour les besoins de cette analyse puisque, légalement [3], les ASBL ne versent pas de dividendes. Par contre, concernant la masse salariale, le secteur marchand est donc mélangé avec le non-marchand qui reçoit des subventions, ce qui a pour seul effet que certaines de nos conclusions sont sans doute sous-estimées.

Des entreprises fragiles ?

Comme le montre le Graphique 1, pour ce qui est de ventes, notre échantillon se porte plutôt bien. Après la crise de 2008-2009, la croissance du chiffre d’affaires a repris malgré les mesures d’austérité qui ont pourtant freiné la consommation.

Les entreprises ont subi de lourdes pertes en 2008-2009. Il avait d’ailleurs fallu les aider par du chômage économique et diverses mesures substantielles comme le rachat des banques, opération dont l’Etat supporte toujours les risques jusqu’en 2031 au moins [4] ! Pourtant, il est intéressant de constater que la courbe des dividendes - la part des bénéfices versés aux actionnaires de l’entreprise -n’a pas baissé. Nous pouvons conclure qu’en 2008 et 2009, une partie de l’argent public versée sous forme de chômage économique ou d’aides au secteur privé a été directement transférée à partir de 2010 aux propriétaires des entreprises. Dans le monde judiciaire, on parle de hold-up ou de prise d’otage. En économie, on parle de « plan de relance » (du capitalisme). Chez les militants, on appelle ça une politique de socialisation des pertes.

Pour l’exprimer autrement, il est possible d’utiliser le taux de distribution qui mesure le pourcentage des bénéfices versé aux actionnaires. Il n’est pas possible d’en faire un graphique, car, en 2008, l’échantillon a réalisé des pertes (+- 5 milliards d’euros), mais a néanmoins versé 58 milliards de dividendes, ce qui donne évidemment un pourcentage farfelu et impose à l’humble utilisateur d’Excel, un grand écart impossible à traduire sur l’axe des ordonnées.

Devant ces taux de distribution substantiels, il est permis de se demander sous quelles conditions, les entreprises pourraient assurer le salaire de leurs travailleurs confinés sans avoir recours aux deniers publics ? Pour nous faire une première idée, nous avons tout d’abord divisé par 12 la masse salariale annuelle et les dividendes versés annuellement par les entreprises. La masse salariale mensuelle est plus importante que le dividende mensuel. Mais, retenons que dans notre échantillon, il y a des ASBL qui ne payent pas de dividendes, mais qui, par contre, versent des salaires.

En 2018, un mois de dividende équivaut à 7,4 milliards d’euros. S’il n’y avait donc pas eu de versement de dividendes en 2018, il aurait donc déjà été possible de financer 75 % des récentes mesures gouvernementales d’aide aux entreprises.
Socialisation des dividendes ?

Cette fragilité qui touche les entreprises est néanmoins un problème structurel. À chaque crise, les aides doivent se répéter. Il semble donc important d’y apporter une réponse structurelle.

Le graphique 5 ci-dessous propose une simulation de ce que pourrait rapporter une contribution annuelle (sous forme de cotisation, d’impôt ou, plus simplement, de dividendes non versés) de 2% des dividendes à une caisse dénommée «  Soyons majeurs et vaccinés, passons la crise sans demander de l’aide à la collectivité  ».

Entre 2006 et 2018, si cette caisse avait existé, elle serait aujourd’hui riche de 12,7 milliards d’euros. En 2018, un mois de la masse salariale équivalait à 12,1 milliards d’euros, un chiffre qui n’est pas très différent aujourd’hui au vu de la faible inflation. Cette socialisation de 2% des dividendes aurait donc permis de financer le salaire des travailleurs confinés sans passer par le chômage économique et la collectivité.

Perspectives

À court terme, il serait évidemment intéressant que la Banque Nationale de Belgique, qui pilote la taskforce économique fédérale et qui sera plus que probablement aux manettes de la « relance » post-crise, puisse affiner ce genre d’analyse en sortant par exemple le non-marchand de l’échantillon. À partir de là, il pourrait proposer à Madame Wilmès de réglementer structurellement le versement des dividendes sur le sol belge, non pas par l’impôt qui est systématiquement éludé, mais par une obligation de cotisation de crise. Les entreprises qui dégagent le plus de dividendes contribueraient pour celles qui n’en ont pas les moyens. Cela permettrait de mettre un peu d’ordre dans les relations de sous-traitance. Argent qui ne serait pas versé au budget de la sécurité sociale, ne mélangeons pas torchons et serviettes sinon les propriétaires feront valoir le principe du « payeur-décideur », mais qui permettrait d’éviter aux entreprises d’avoir recours au budget de la sécurité sociale chaque fois qu’elles doivent traverser une récession économique. Ce genre de propositions ne va pas changer grand-chose mais elle aurait au moins le mérite de déplacer le débat sur la gestion de la crise de la part salariale vers la part du capital.

À moyen terme, il s’agirait de bannir le terme « entreprise » de notre vocabulaire. En effet, il s’agit juste d’un lieu de production où s’affrontent travailleurs et propriétaires. Pour le moment, ces derniers l’emportent puisqu’ils bénéficient de nouveau d’un large mouvement de socialisation des pertes au travers, par exemple, du chômage économique sans que leur revenu ne soit mis à contribution de manière structurelle (un non-versement ponctuel de dividende, c’est du marketing). En outre, beaucoup de directions d’entreprises « invitent » désormais leurs salariés à travailler à domicile tout en étant sous le régime du chômage économique… Dans ces situations, les propriétaires gagnent deux fois puisque l’exploitation salariale est maintenue, mais que 70% du salaire est pris en charge par la collectivité. Nous retrouvons ici les « opportunités » qu’évoquent les dirigeants de fonds d’investissements cités plus haut.

À plus long terme, et tout de suite si c’est possible, il faut (ré) apprendre à produire sans actionnaires. Il existe déjà un impôt sur les dividendes en Belgique, il est le plus souvent éludé par les propriétaires. Soyons lucide, la contribution à la caisse «  Soyons majeurs et vaccinés, passons la crise sans demander de l’aide à la collectivité  » risque fort de subir le même sort. L’internationalisation des chaînes de production et l’ingénierie fiscale des prix de transfert [5] permettent aux directions d’entreprise de contourner systématiquement les mesures fiscales. En outre, les fonds financiers gagnent encore plus d’argent en spéculant sur les entreprises (plus-value sur action) qu’en percevant des dividendes. Ce qui a des effets désastreux en termes de socialisation des pertes puisque les travailleurs licenciés à cause de ces spéculations se retrouvent « purement et simplement »au chômage. Et cela, ça se passe tout le temps ! Il est urgent de passer d’un régime fondé sur le paradigme « endettement-investissement » à celui fondé sur le diptyque « cotisation-subvention ». Pas pour une question idéologique, mais tout simplement parce que les « actionnaires » ont trop souvent besoin de nous pour qu’on leur confie les manettes de la production économique.

Par Bauraind Bruno (publié le 03/04/2020)
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