Contre le pillage de la forêt roumaine, la lutte 2.0 d’un activiste vidéaste
Le regard plein de malice, cheveux grisonnants et gominés, Tiberiu Boșutar s’enfonce dans la forêt, dissimulé sous une épaisse veste de cuir de motard. Il est 16 heures ce jour de juin et une pluie fine tombe sur les hauteurs du village de Poienii Negri, dans le nord de la Roumanie. L’activiste, téléphone en main, commence à filmer des souches d’épicéas, qu’il soupçonne d’être le fruit d’une coupe illégale et retransmet le tout en direct sur Facebook. Plusieurs dizaines de milliers de personnes y suivent ses actions.

« Regardez ça mes amis, regardez ces souches ! » invective Tiberiu, « il n’y a aucun marquage ! » Sur cette parcelle où, d’après les documents officiels, ont lieu des coupes d’éclaircie se trouvent en effet plusieurs souches imposantes, vierges de tout marquage. C’est un premier indice de l’illégalité de ces abattages. En Roumanie, chaque arbre destiné à la coupe doit être inventorié par un ingénieur forestier et marqué à l’aide d’un marteau spécifique, identifié par un numéro unique et gardé sous verrou au sein des locaux des Ocoale Silvice, les unités administratives chargées de la gestion des forêts. « Les travaux d’entretien ne peuvent justifier la coupe d’arbres comme ceux-là. Voyez, ils étaient matures », ajoute Tiberiu Boșutar face à son smartphone.

Les mots acérés et la voix grave, l’activiste tient son audience en haleine. Toujours en direct, il contacte la police criminelle qui arrive sur les lieux quelques minutes plus tard. La vidéo tourne à l’enquête policière. L’activiste expose les plans de la parcelle, les documents officiels d’exploitation et développe son argumentaire jusqu’à l’arrivée de l’employé forestier chargé de la gestion de la parcelle. La tête basse, poursuivi par Tiberiu Boșutar qui l’interroge, l’homme botte en touche. Pressé par la police, il s’exécute et commence à mesurer les souches pour le procès-verbal de constatation. Une ambiance de cour de récréation règne, les différents acteurs s’invectivant devant des milliers de personnes derrière leur écran. En réalité, le conflit est moins léger qu’il n’y paraît. L’employé menace Tiberiu et le documentariste de la chaîne américaine HBO qui l’accompagne. Et finit même par prendre en photo les plaques d’immatriculation et menacer de représailles les personnes présentes.

Tiberiu Boșutar mène ce genre d’actions plusieurs fois par semaine et constate toujours les mêmes comportements chez les employés forestiers. « Rien ne peut sortir de la forêt sans qu’ils en aient connaissance, ils sont forcément complices. C’est ce qui explique leur comportement menaçant », explique-t-il. Voilà six ans qu’il traque et répertorie les irrégularités constatées sur le terrain. L’objectif n’est pas de s’attaquer aux travailleurs forestiers mais bien de faire changer les pratiques de toute la chaîne — notamment en pointant les failles de la législation.

Pour lutter contre l’exode de la jeunesse du village, il s’investit tout entier dans sa lutte

C’est en 2015 que l’homme a commencé son cheminement vers l’activisme. À l’époque, il partageait sa vie entre ses activités d’éleveur d’autruches et de directeur d’hôtel, tout en s’occupant de ses deux adolescentes. Au détour d’une conversation, elles lui annoncèrent ne pas vouloir rester dans le village de Moldoviţa où elles avaient grandi. Un choc. « Pourquoi travailler ici si mes filles ne resteront pas ? » Il acheta une Harley Davidson et prit la route. « Pendant plus d’un an, j’ai parcouru les routes, à l’Est surtout. » Bulgarie, Turquie, Ukraine, Ouzbekistan, Crimée…

Lui qui était peu sorti de son pays natal a découvert le monde. Il en est revenu apaisé, les idées claires. « La rancœur que j’avais envers mes filles m’avait quitté. Ici, tous les jeunes souhaitent quitter la région car elle est sinistrée et sans perspective d’avenir. Avec la richesse de nos forêts, nous pourrions tous être millionnaires, mais seules quelques personnes en profitent. Par la corruption et le vol, ils détruisent notre patrimoine économique. »

Pour lutter contre l’exode de la jeunesse du village, il s’est investi tout entier dans sa nouvelle mission : lutter contre le vol de bois. « Ces forêts sont importantes sur le plan écologique, certes, mais elles constituent surtout notre richesse économique. Celle-ci est pillée, sans aucune retombée positive pour nos communautés. C’est pour cela que je me bats, pas pour l’écologie. »

Depuis qu’il a tout quitté pour mener son combat, l’argent vient à manquer. Il survit grâce aux dons récoltés par son association. Ça ne l’empêche pas d’acquérir des caméras et de les installer sous ses fenêtres, pour surveiller les camions chargés de bois quittant le village. À l’aide du Sumal, le logiciel national de traçage du bois, l’homme vérifie si les grumiers sont en règle. Ont-ils déclaré le transport ? Le volume de bois chargé correspond-il aux avis enregistrés sur la base de données ? Le type de bois est-il conforme ?

« Avec trois ans d’enregistrement 24 heures sur 24 et plus de 20 000 chargements vérifiés, je suis devenu un spécialiste », sourit-il. Son militantisme lui prend tout son temps. Tiberiu écrit des rapports sur ses découvertes, saisit la police, la garde forestière, écrit au procureur, émet des recommandations aux politiques. Sur ses bureaux, des piles de dossiers s’élèvent, documentant les techniques de vol employées par les agents économiques et les employés forestiers : sous-évaluation des volumes, déclarations tronquées et modifiées, utilisation de faux marteaux de marquage ou de phéromones pour attirer des insectes xylophages sur les parcelles afin de justifier une coupe rase…

« Je m’attaque au système qui permet le vol et le blanchiment du bois, pas aux acteurs de terrain »

Le quarantenaire essaie cependant d’entretenir de bonnes relations avec tous les acteurs du bois. « Je ne vais pas poursuivre de pauvres chauffeurs de camions qui n’y peuvent rien comme le font d’autres activistes. Ce genre d’action, c’est du cirque. Ce qui m’intéresse c’est de m’attaquer au système qui permet le vol et le blanchiment du bois, pas aux acteurs de terrain qui subissent la corruption et essaient de s’en sortir. »

L’homme a par ailleurs démontré que les travailleurs forestiers ne pouvaient pas survivre en ne transformant que du bois acquis légalement. En 2017, avec quelques amis, ils investissent chacun un millier d’euros dans du bois brut pour le transformer et le vendre, en respectant la législation en vigueur. Bilan des courses ? Une perte nette de 50 %. Le prix de revente des planches est en effet trop bas… mais ce bas prix est justement la conséquence d’un afflux de bois illégal sur le marché. « Il est facile de comprendre que tout le monde vole. C’est un cercle vicieux qui s’autoalimente. »

C’est en partie grâce à ce travail acharné que la législation sur le bois a progressé ces dernières années [1]. Mais avec sa popularité grandissante, les ennemis se sont multipliés : des commerciaux jusqu’au ministère en passant par les employés forestiers. Comme il le martèle, « le vol de bois ne peut advenir sans la complicité de toute la chaîne forestière. » L’argent remonte jusqu’aux partis politiques, finance des campagnes politiques ainsi que de luxueuses voitures ou de somptueuses maisons. En Roumanie, la forêt est l’affaire des puissants et gare à ceux qui se trouvent sur leur chemin.

En 2020, Tiberiu a été attaqué en diffamation par le secrétaire d’État aux forêts Gelu Puiu. Ce dernier lui demande 200 000 euros pour l’avoir qualifié de « voleur » dans l’un de ses directs Facebook. Gelu Puiu, directeur forestier régional avant d’être secrétaire d’État, avait pourtant bel et bien été condamné dans une affaire de coupes illégales. En 2021, Tiberiu Bosutar a été est accusé de trafic de cigarettes. Des centaines de cartouches ont été retrouvées dans la maison d’une employée forestière, qui accusait Tiberiu d’en être le propriétaire. Au tribunal, aucune charge n’a finalement été retenue contre lui, faute de preuves. Cette année toujours, les deux associations de défense des forêts qu’il a créées ont été visées par un contrôle fiscal à la suite d’un signalement fait à l’Anaf — l’équivalent du fisc. Les deux personnes citées dans le procès verbal comme les dénonciateurs, par ailleurs proches de Tiberiu Bosutar, affirmèrent n’avoir jamais fait de tels signalements ou déclarations. Là encore, le contrôle n’a conclu à aucune irrégularité. Plus grave que ces intimidations et attaques en justice, Tiberiu est aussi victime d’agressions. À l’été 2020, il a été attaqué par deux hommes qui ont percuté sa voiture avant de briser les vitres avec des haches. Le tout a été retransmis en direct sur Facebook par Tiberiu. Il n’y a eu aucune poursuite pénale envers les agresseurs.

Enfin, la presse locale se charge aussi de nuire à sa réputation en menant depuis plusieurs années une campagne de dénigrement. Les articles et vidéos diffamantes sont largement relayés par divers groupes et syndicats d’exploitants ou de propriétaires forestiers. « Les voleurs crient aux voleurs », « Le loup qui se prétend garde des brebis »… autant de titres de presse pour qualifier le personnage de Tiberiu. « Il faut bien comprendre que dans nos villages, tout le monde vit du bois, directement ou indirectement. Personne n’a intérêt à changer les choses. Chaque famille compte des employés du domaine forestier, cela explique ces campagnes de dénigrement. S’attaquer au trafic de bois, c’est s’attaquer à tous les habitants. »

Aujourd’hui, Tiberiu Boșutar vit dans la précarité. Il loue un studio et l’appartement dont il est propriétaire est en ruine. « J’ai tout sacrifié pour devenir activiste, même mon père ne m’adresse plus la parole. On me prend pour un fou, un Don Quichotte qui se bat contre les moulins, mais je crois en ce que je fais. » Si l’activiste est fier de quelques avancées récentes, notamment des améliorations portées au traçage du bois, il découvre chaque semaine de nouvelles manières de contourner les règles. Les voleurs ont toujours un coup d’avance.

« À l’échelle de ma commune, tout a empiré à cause de moi. Je voulais des retombées économiques mais ce sont les entreprises des villages voisins qui profitent aujourd’hui de notre bois. Il nous faut désormais agir à l’échelle nationale. » Il ajoute : « Peu importe si on me tue. De toute façon, il est trop tard pour m’arrêter. »

Par Poienii Negri, Reporterre (publié le 09/07/2021)
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