Comment les ouvriers argentins ont repris possession de leurs usines
En 1998, l’Argentine débute sa descente aux enfers économique. Aux prises avec une grave crise financière, surendetté, en récession, le pays, qui a connu une dérégulation méthodique de son économie sous l’ère Menem[1], vit sept plans d’austérité successifs concoctés par le FMI. Les services publics sont vendus pour éponger la dette et 100 000 fonctionnaires mis au chômage. La cure d’austérité fait fuir les capitaux étrangers, étrangle le pays, jusqu’à le conduire à se déclarer en faillite en décembre 2001. 53 % de la population bascule sous le seuil de pauvreté, 25% se retrouve au chômage, il n’est plus possible de retirer de l’argent dans les banques. A travers le pays, des centaines d’usines ferment, laissant sur le carreau des milliers de travailleurs et leurs familles. Des manifestations gigantesques sont organisées.

La naissance du mouvement

C’est dans ce contexte que naît un mouvement inédit. Partout, des ouvriers se mobilisent pour reprendre les usines désertées par leurs patrons et sauver leurs emplois. Ils prennent le nom de « mouvement des entreprises récupérées ». Leur slogan devient « occuper, résister, produire ».

Parmi les pionnières du mouvement, on trouve l’entreprise de céramique Zanon. Afin d’empêcher la liquidation des machines et de tout ce qui permettrait de redémarrer l’activité, les 300 travailleurs organisent une permanence jour et nuit et mobilisent la communauté autour d’eux. Soutenus par Bersuit, groupe de rock argentin, ils gagnent des milliers de personnes à la cause et, progressivement, redémarrent l’activité sur un mode coopératif. Toutes les décisions sont prises en commun (une personne, une voix) et les bénéfices répartis équitablement (chacun touche le même salaire). « C’est incroyable ce qu’ont fait les ouvriers de Zanon : ils ont affronté les armes des policiers rien qu’avec des billes et des lance-pierres et ils ont repris l’usine » s’émerveille le chanteur de Bersuit.

Considérant que l’usine fonctionne mieux qu’avant, vend ses tuiles moins cher, profite moins des subsides de l’Etat, de nombreux partenaires s’engagent à leurs côtés. Les ouvriers récoltent des milliers de signatures demandant l’expropriation du propriétaire Luis Zanon. Parallèlement ils fournissent gratuitement des tuiles aux écoles ou aux hôpitaux qui en ont besoin. Et cette implication sociale porte ses fruits : ils résistent avec succès à six mandats d’expulsion, grâce à l’afflux de milliers de manifestants venus s’interposer entre l’usine et la police.

Un peu partout dans le pays, d’autres ouvriers cherchent, eux aussi, à obtenir des juges le droit d’expropriation des anciens patrons, afin de reprendre officiellement la gérance de l’entreprise. Ceux qui y parviennent redémarrent. Les autres occupent les lieux, tâchent de tenir bon en attendant le graal.

La victoire

Et cela finit par payer. A force de mobilisations, et certainement à la faveur de l’élection de Nestor Kirchner à la présidence de l’État (candidat de gauche, plus favorable au mouvement), le projet de loi permettant cette expropriation est enfin adopté en 2004, donnant lieu à un décret reconnaissant d’utilité publique les occupations de site.

En 2004, 15 000 ouvriers travaillent dans plus de 160 entreprises occupées. Les usines récupérées constituent bientôt un réseau d’entraide. Comment développer un business plan ? Comment trouver des clients ? Organiser les prises de décision ? Les nouveaux venus rendent visite aux plus avancés et apprennent. Les modèles ne sont pas tous les mêmes, chaque usine occupée écrit ses propres règles. Dès que c’est possible, on crée des partenariats. Ainsi, Forja San Martin (fabriquant de pièces automobiles) conclut un accord avec Zanello, usine de tracteurs autogérée, pour fournir 87% des pièces forgées de ses machines. Forja peut ainsi redémarrer.

Un an plus tard, le mouvement de reprise des usines se stabilise. Les salaires des ouvriers retrouvent peu ou prou le niveau d’avant la crise. Zanon est l’usine ayant le plus progressé, passant de 300 à 450 ouvriers et continuant d’embaucher. Ils produisent désormais suffisamment de tuiles pour le marché argentin. Grâce à leurs bénéfices, les ouvriers votent à l’unanimité la construction d’un centre médical dans un bidonville jouxtant l’usine, géré par une coopérative de médecins et d’infirmières. Les personnes qui y vivent demandaient l’installation d’un tel centre au gouvernement depuis 20 ans…

Les ouvriers de Zanon sont imités par de nombreuses autres coopératives (près de 35 % d’entre elles) qui réinvestissent la richesse créée dans des projets sociaux ou culturels profitant à la communauté.

En 2010, le pays comptait 240 entreprises récupérées (parmi les 12 600 coopératives en Argentine) et leur nombre augmente de 8 % par an. Non content d’avoir sauvé une partie de l’activité économique, d’avoir permis à des milliers de personnes de reprendre en main leur destin, l’exemple des empresas recuperadas est devenu une source d’inspiration à travers le monde…


[1] Président argentin de 1989 à 1999


Extrait du dossier Plus fort ensemble de Kaizen 11, réalisé par Cyril Dion, Frédérique Basset et Pascal Greboval.

Lire sur Kaizen (19/06/2015)