Cédric Herrou : « Quand les droits sont bafoués, le citoyen doit s’opposer »
L’agriculteur français, attaqué à de nombreuses reprises en justice pour avoir porté secours à des migrant·es dans la vallée de la Roya, raconte son combat humanitaire mais également judiciaire dans son livre, Change ton monde, publié le 14 octobre dernier aux éditions Les liens qui libèrent.

Depuis 2016, Cédric Herrou est venu en aide à près de 1 500 réfugié·es en situation irrégulière. À deux pas de la frontière franco-italienne, sa ferme de la vallée de la Roya – dans l’arrière-pays niçois – a ainsi accueilli de nombreux migrant·es qui trouvent là, au milieu des poules et des oliviers, un certain repos au terme d’un périlleux voyage dans les montagnes. Car depuis la remise en place de la frontière entre Menton et Vintimille en juin 2015, la vallée de la Roya, passage escarpé et dangereux, reste l’un des seuls chemins que les migrant·es bloqué·es en Italie peuvent emprunter s’ils·elles souhaitent demander l’asile en France, ou continuer leur route vers d’autres pays européens. Face à l’afflux d’exilé·es, certain·es habitant·es de la Roya se sont décidé à apporter leur aide. Cédric Herrou est de ceux·celles-là.

Dans son ouvrage Change ton monde, paru aux éditions Les liens qui libèrent le 14 octobre dernier, l’agriculteur de 41 ans transmet son récit. Humanitaire tout d’abord, mais également judiciaire. Il faut dire que les instances politiques françaises, pas franchement désireuses d’accueillir ces étranger·ères, ont renforcé depuis 2016 les contrôles frontaliers dans la vallée. De même, le département des Alpes-Maritimes a déployé maints policiers et gendarmes dans les différents villages afin d’interpeller les « étrangers en situation irrégulière », mais aussi de surveiller, voire d’arrêter les habitant·es venant en aide aux migrant·es.

Ainsi, Cédric Herrou est régulièrement accusé de faciliter le passage de la frontière qui se trouve à quelques kilomètres de sa propriété perchée sur la montagne. Ce qui lui a déjà valu une série d’arrestations, de perquisitions, de mises sous surveillance et de procès médiatisés. Le dernier en date, en 2018, l’a même mené jusqu’à la cour de cassation. Jugé pour avoir convoyé deux cents migrant·es de la frontière italienne jusque chez lui, puis d’avoir organisé un camp d’accueil, le producteur d’olives voit finalement sa condamnation annulée en vertu du « principe de fraternité » consacré par le Conseil constitutionnel. En mai 2020, il est définitivement relaxé par la cour d’appel de Lyon. Rencontre avec un homme devenu, bien malgré lui, l’un des héros de l’aide aux plus démuni·es.

Causette : Vous habitez dans la vallée de la Roya depuis 2003, vous avez donc été témoin de l’afflux massif de refugié·es venus d’Italie. Quand avez-vous décidé de leur venir en aide ?
Cédric Herrou :
Cela faisait quelques mois que je croisais des groupes de jeunes hommes migrants entassés sur les bords des routes de la vallée. Un soir de printemps 2016, je roule sur la route escarpée qui relie Vintimille [en Italie, ndlr] à ma ferme de Breil-sur-Roya. Là, au bord de la route, je croise une famille africaine qui marche dans le noir sur le bas-côté : un couple et deux jeunes enfants. Sans réfléchir, je leur propose de monter. Je les ai hébergés quelques jours chez moi avant qu’ils prennent un train pour Paris. L’aventure a commencé comme ça : de jeunes enfants dans le noir sur le bord de la route. Ça a été le déclic, j’ai ressenti le besoin de les protéger. Après tout, le devoir des adultes n’est-il pas de protéger les enfants ?

Qu’est-ce que ces personnes en détresse ont pu trouver dans votre ferme ? Certaines histoires vous ont-elles marqué plus que d’autres ?
C. H.
: Ce sont tous des survivants et, à ce titre, arriver jusqu’à la ferme représente déjà un exploit. De mon côté, je leur offre quelques moments de répit avant qu’ils n’affrontent à nouveau la violence et les incertitudes de l’errance. Ici, au milieu des animaux, ils peuvent se reposer, reprendre des forces. Avec les bénévoles, nous les accompagnons également dans leurs démarches administratives. Beaucoup d’histoires m’ont touché, mais je peux citer par exemple celle de ce petit garçon de 3 ans aux cheveux de jais qui m’a aidé à m’occuper des poules. On pouvait voir dans ses yeux sombres que son voyage jusqu’à chez moi avait impliqué des choses dramatiques. Il ne parlait pas, mais souriait toute la journée.

Avez-vous gardé le contact avec certaines familles ?
C. H.
: Parfois, nous avons des nouvelles des migrants que l’on a aidés, via les bénévoles qui gardent contact avec eux. Ça fait du bien de savoir que ces gens ont pu aller au bout. Les histoires n’ont malheureusement pas toutes des fins heureuses, mais il y a des issues positives et c’est motivant de le savoir. Certains ont pu trouver un travail, se sont intégrés et parlent désormais très bien français.

Vous vous battez pour les migrants, vous publiez un livre voué à éveiller les consciences. Vous voyez-vous comme un militant ?
C. H.
: Quand je vois ces gamins au bord des routes, je me dis que, à un moment, le militantisme n’est plus un choix, mais un devoir. À l’origine, je ne suis d’ailleurs pas un militant. Je ne vais jamais en manifestation, car la foule m’angoisse. Jusqu’à présent, je me suis seulement mobilisé en 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen avait atteint le second tour de l’élection présidentielle. De manière générale, mon action n’est pas un acte humaniste, mais plutôt un acte politique. Quand l’État s’acharne sur des minorités et manque à ses propres valeurs, il me paraît normal de devoir pallier ce manque. Les migrants ont des droits et quand les droits sont bafoués, le citoyen doit s’opposer.

Dans ce cas, peut-on parler de désobéissance civile ?
C. H.
: Je ne veux pas parler de désobéissance civile parce que je ne désobéis pas, je n’ai jamais eu la volonté de désobéir. Je parlerais plutôt d’obéissance morale. J’obéis à mes valeurs, je les respecte. Ce sont celles qu’on m’a enseignées à l’école : la liberté, la fraternité et l’égalité. Ici, c’est l’État qui n’obéit pas à ses propres valeurs. On veut nous faire croire qu’il y a une crise des migrants alors qu’il s’agit en fait d’une crise de l’accueil. Cet accueil, on ne veut pas l’organiser, bien que le droit international et les conventions nous y obligent. Malgré cela, je n’ai jamais eu de regrets, sinon j’aurais arrêté depuis longtemps. Mais des doutes, des ras-le-bol, ça oui. Parce qu’on fait le travail de l’État et que c’est inadmissible.

Depuis 2016, votre action vous a amené à passer beaucoup de temps dans les tribunaux ou en compagnie des forces de l’ordre. Comment vivez-vous cette situation ?
C. H.
: Ils s’acharnent, clairement. Depuis le 11 août 2016, j’ai été arrêté onze fois. C’est toujours déstabilisant psychologiquement de se faire enfermer, même si cela devient presque habituel. À chaque fois, c’est la même rengaine. Comme dans un jeu de cartes, je pose les miennes. Le but, pour moi, est toujours le même : ne pas aller au procès. Quoi qu’il en soit, je déplore qu’ils mettent tout ce temps et tous ces moyens au service des poursuites contre moi, Cédric Herrou, alors qu’ils pourraient les utiliser dans d’autres luttes. Celle d’aider son prochain par exemple.

En 2018, vous aviez saisi le Conseil constitutionnel après avoir été condamné en 2017 à quatre mois de prison avec sursis par la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Le 6 juillet 2018, les sages du Conseil constitutionnel consacraient le « principe de fraternité » en estimant qu’« une aide désintéressée aux migrants, qu’elle soit individuelle ou militante et organisée, ne doit pas être poursuivie ». Était-ce une victoire pour vous ?
C. H.
: Le Conseil constitutionnel a donné une petite leçon de solidarité au gouvernement. Ce principe de fraternité interdit la poursuite des actes purement humanitaires [c’est-à-dire sans aucune compensation financière, ndlr]. Cette victoire prouve qu’on a fait bouger les choses, que c’est possible.

Votre histoire a rapidement attiré l’attention des médias, jusqu’au New York Times. Le moins que l’on puisse dire est que vous êtes l’objet d’une médiatisation importante. Est-ce plutôt une aide ou un obstacle supplémentaire ?
C. H. :
Le traitement médiatique est évidemment un outil politique dont je me sers. Mais parfois, il s’avère également problématique. J’ai reçu des menaces de mort de la part de groupes d’extrême droite. On m’a traité de « collaborateur de l’immigration », de « collabo des attentats ». Parfois, les locaux ne comprennent pas mon action, mais dans l’ensemble, cela se passe bien, même si j’aimerais parfois passer davantage incognito. D’un autre côté, la médiatisation apporte des choses positives : des gens qui avaient envie d’aider, mais se sentaient seuls se sont tournés vers nous. Ça a eu un effet boule de neige, avec de plus en plus de gens qui ont voulu aider les migrants. Et c’est bien connu, à plusieurs, on est plus forts.

« Collabo des attentats »… Christian Estrosi, maire de Nice, estime que sa ville a récemment été frappée « à cause de sa proximité avec la frontière » et demande une suspension des accords de Schengen qui permettent de voyager sans contrôle aux frontières.
C. H.
: Fermer les frontières ne sert à rien, on ne lutte pas contre le terrorisme avec quelques policiers postés à une frontière. On ne peut pas empêcher les gens de rentrer dans un pays. Il faut leur donner la possibilité de déposer une demande d’asile, cela permet de contrôler leur identité, là, ils restent dans la clandestinité.

Comment voyez-vous l’avenir pour vous-même et pour les migrants auxquels vous venez en aide ?
C. H.
: Je continuerai à aider les migrants, quoi qu’il advienne. Notre action se structure [en juillet 2019, Cédric Herrou a notamment créé l’Emmaüs Roya, dédié à l’agriculture solidaire, locale et paysanne, ndlr]. À titre personnel, ce que je demande, c’est que les personnes issues des minorités soient respectées dans ma vallée. Publier Change ton monde, fait partie de cet espoir : c’est un message aux « autres ». C’est un livre qui, je l’espère, donnera aux gens l’envie de se battre pour leurs idées et leurs convictions. Ma conviction personnelle, c’est d’aider ces hommes, ces femmes, ces enfants qui fuient leur pays. Je vis au jour le jour, mais une chose est sûre. Je vais continuer à me battre dans ma vallée.

Par Alison Terrien (publié le 20/11/2020)
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