« La multitude mobilisée en masse est l’unique solution »
Depuis notre dernière rencontre, le philosophe et économiste Frédéric Lordon a publié trois ouvrages : Vivre sans ?, Figures du communisme et En travail. Le premier discutait les thèses autonomes, libertaires et localistes pour mieux louer une transformation globale — « macroscopique » — par la force du grand nombre, qu’il n’hésitait pas à qualifier, positivement, de « Grand Soir » ; le deuxième entendait réhabiliter l’hypothèse communiste et la détacher entièrement, par des esquisses d’avenir concrètes, des crimes commis en son nom au XXe siècle ; le dernier, signé aux côtés du sociologue Bernard Friot, détaillait son soutien au mode d’organisation socio-économique connu sous le nom de « salaire à vie » (mais renommé, par ses soins, « garantie économique générale »). Une évolution qui s’accompagne, chez Lordon, d’une préoccupation désormais centrale pour l’habitabilité de la planète. C’est donc de révolution sociale et d’urgence écologique dont nous discutons avec lui, sur fond de néo-fascisation grandissante.

Après avoir hésité à mobiliser le gros mot de « communisme », vous avez franchi un pas supplémentaire : le « néo-léninisme ». Vous vous empressez de dire que ça n’a rien à voir avec ce qu’on imagine. Avouez quand même que vous ne vous simplifiez pas la tâche !

Je prends plus au sérieux que vous ne croyez ces problèmes d’appellation. Je mesure quand même assez le poids des boulets symboliques qui sont accrochés à certains mots, celui de « communisme » en premier. Ce mot n’est plus un mot : c’est un tombereau d’images automatiques, un arc stimulus-réflexe. Mais alors pourquoi y revenir ? L’idée première c’est de nommer une positivité — c’est-à-dire de sortir du registre du refus, de la négativité des alter‑, des anti- et des post‑, de tous ces mots qui disent ce que nous ne voulons plus, mais ne disent jamais ce que nous voulons. Je gage que vous savez aussi bien que moi ce que coûtent en perte d’allant les stagnations dans le refus, et tout ce qu’on récupère de motricité à l’indication d’une direction positive — c’est-à-dire d’un désir. « Anticapitalisme », oui, ça il faut le dire — et tant de gens en sont encore paralysés. Mais anticapitalisme, ça ne suffit pas. Il faut nommer ce que nous voulons. « Communisme » nomme. Pour l’heure, franchement je ne vois pas de mot plus adéquat. Daniel Guérin, dont vous avez publié un texte il y a peu, nommait ainsi son idéal : Pour le communisme libertaire. J’entends ici « Pour » et « communisme », et j’aime bien.

Et « libertaire » ?

    « L’idée première c’est de nommer une positivité — c’est-à-dire de sortir du registre du refus, de la négativité des alter‑, des anti- et des post-. »

Et spécialement avec « libertaire » — le croirez-vous ? Maintenant, que le concours à la belle nomination (à la nomination efficace) reste ouvert, ça ne me gêne pas du tout. Au contraire. Et ceci sans non plus oublier que les imputations de grotesque, de ridicule ou de causes perdues font partie des commencements (ou des recommencements) minoritaires. Et que ça passe à mesure qu’on sort de la minorité, qu’on impose et qu’on fait croître ce qui à l’origine suscitait le rire ou la commisération. Allez savoir où nous en serons dans dix ou quinze ans de réchauffement et d’événements météorologiques extrêmes, qui seront en fait devenus des événements moyens ; où en sera l’idée anticapitaliste qui, pour l’heure, ne passe toujours pas les lèvres de la branche délicate de la gauche radicale ; où en sera le mot « communisme », qui suivra à distance — à mon avis moins ridicule, absurde ou encombrant qu’aujourd’hui. La politique, spécialement la politique communiste, ou révolutionnaire, ou d’émancipation, ici peu importe l’appellation, est une affaire de patience, c’est-à-dire d’anticipations sur des horizons temporels nécessairement plus longs que ceux de la politique dominante, qui a pour elle les « évidences » et les temporalités immédiates. Cependant, les crises organiques ont un pouvoir d’accélération qu’il ne faut pas sous-estimer non plus. Il y a quinze ou vingt ans, dire « capitalisme » ou « capitalistes » faisait de vous, au choix, un malade mental ou un mal décongelé. Pareil il y a cinq ou dix ans avec le mot « bourgeoisie », que les néolibéraux croyaient sans doute définitivement enseveli dans les gravats des années 1970. Avant de déclarer un combat symbolique perdu d’avance, attendons un peu de voir comment les choses tournent — et en ce moment elles tournent de plus en plus vite. Parfait, me direz-vous, mais on n’est pas non plus obligés de charger la barque jusqu’à craquer…

Et nous voici arrivés à Lénine…

Et est-ce qu’on ne pourrait pas se dispenser de lui ? Ici je vais plaider, mais peut-être pas ce que vous croyez. Je plaide l’adresse restreinte, et même locale : à l’usage de notre dé à coudre (tasse de thé, cabine téléphonique ?) de gauche radicale. « Néo-léninisme », c’est pour parler à la gauche radicale. Un orwellien qui passerait par là m’objecterait que le registre indigène de l’entre-soi, spécialement quand il est groupusculaire, n’est pas une idée bien fameuse. Or, dans le débat public élargi, si « communisme » = rigolo, « Lénine » = fou sanguinaire. Ça commence à faire beaucoup. Heureusement, dans le dé à coudre on ne se laisse pas impressionner par le révisionnisme et on connaît un peu d’Histoire. Dire « néo-léninisme » n’y est donc pas un stigmate — simplement un lieu de controverse, si elle est vive. En l’occurrence d’une controverse que je crois névralgique dans la conjoncture présente. Poser le signifiant « léninisme » (en fait néo‑, et le préfixe ne compte pas peu) est une manière de contredire ce que j’appellerais les « politiques de l’intransitivité ».

Qu’entendez-vous par là ?

Des politiques qui, de propos délibéré, renoncent à toute indication de direction pour se soustraire à l’imputation d’autoritarisme, et cultivent le mouvement pour le mouvement. « Le but est dans le chemin » ou « le cheminement est le chemin » sont implicitement ou explicitement ses maximes. Les derniers qui ont indiqué une direction révolutionnaire sont les bolcheviks, et de ceux-là nous ne voulons plus. C’est vrai que, de la manière bolchevik et de ce qui s’en est suivi, nous ne voulons plus — moi compris, figurez-vous. Pour autant ce dont je ne doute pas non plus, c’est que l’abandon de toute position de direction nous voue à l’échec. « En face », on sait très bien ce qu’on veut et où on va. Pendant que nous nous proposons de cheminer dans le cheminement, eux avancent. De fait, ça fait trente ans que nous les regardons avancer, sans aucune positivité déterminée à leur opposer, sans aucun destin collectif alternatif à proposer.

    « Une proposition politique majoritaire est une proposition qui dit explicitement où elle veut aller — ce qui, faut-il le dire, n’a rien à voir avec livrer un plan grandiose, tout armé. »

J’entends parfaitement l’objection qui s’inquiète de ce que les indications directionnelles finissent en confiscation dirigeante. C’est une inquiétude des mieux fondées, nous devons même l’avoir sans cesse en tête. Mais nous devons la mettre en balance avec l’inquiétude symétrique, au moins aussi bien fondée, que l’apologie de l’intransitivité n’arrive jamais nulle part. Or maintenant il urge d’arriver quelque part, c’est-à-dire de viser quelque part, de dire où est ce « quelque part » (pas n’importe où), et en quoi il consiste. « Néo-léninisme » est un nom donné à la position directionnelle : le fait d’assumer de dire quelque chose sur le quelque part, quelque chose de suffisamment défini, même, convaincu qu’à part les pratiquants d’une éthique de l’intransitivité, on ne fait pas venir à soi grand monde en proposant simplement de cheminer pour cheminer. Une proposition politique majoritaire est une proposition qui dit explicitement où elle veut aller — ce qui, faut-il le dire, n’a rien à voir avec livrer un plan grandiose, tout armé, tout ficelé, dont ne resterait plus qu’à recruter des troupes d’exécution.

La proposition destituante, et la proposition « cheminante » qui lui est clairement apparentée, sont des propositions paradoxales, où il est proposé de ne pas proposer — sinon de « s’en aller ». Les travaux du Comité invisible, par exemple, ont compté pour moi, comme pour beaucoup. On peut en dire tout ce qu’on veut mais ça envoyait (ça envoie toujours). Mais je crois que la fuite, la défection, étaient des propositions « d’époque », je veux dire de cette époque où déserter était la seule chose qu’il nous restait quand nous nous voyions dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit du (contre) le capitalisme sinon le quitter — mais en le laissant derrière nous (car je n’ai jamais cru à l’hypothèse de la défection générale, qui aurait laissé le capitalisme entièrement déserté et voué à s’effondrer comme une enveloppe vide). De même que la raréfaction du mot « utopie » dans les discours actuels de l’émancipation me semble un excellent signe, le signe que nous n’avons plus pour unique solution de nous réfugier (fuir) dans la fantaisie d’un « sans-lieu » imaginaire (et sans aucune chance de jamais devenir réel), de même, je pense, les « destituants » devraient être heureux que se close le moment de la destitution : car cette clôture signifie que s’en prendre directement au capitalisme, et mettre quelque chose de défini à la place, est une idée qui commence à avoir droit de cité, c’est-à-dire que nous sommes peut-être en train de vaincre la « malédiction de Jameson » au terme de laquelle il était « plus facile de concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme ». Je me demande même si la période qui s’ouvre n’a pas pour principe implicite la mise de cette formule cul par-dessus tête.

Quel sens donnez-vous à ce renversement ?

Que, non, nous ne voulons pas de la fin du monde ; que, par conséquent, nous commençons à penser très fort à la fin du capitalisme — et au communisme. Nous voyons ici la puissance du levier affectif que va constituer le péril climatique. Non, l’humanité ne se laissera pas mourir. Elle commence à entrevoir qu’elle est en danger, et lorsqu’elle y aura ajouté une idée claire et distincte des causes réelles de ce danger, il nous redeviendra plus facile de penser la mort du capitalisme que notre propre mort ! Nous nous apprêtons à sortir de la résignation. Voilà en définitive ce dont le mot « néo-léninisme » est l’anticipation, et aussi ce dont il est la sténographie : assumer, non la défection, mais la confrontation avec le capitalisme ; poser une direction ; considérer entre autres l’échelle macrosociale et la question des institutions ; penser une stratégie ; la soutenir par une forme ou une autre d’organisation (d’organisations)...

Par Ballast (publié le 18/11/2021)
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