Fiscalité des multinationales : un virage important, mais un premier pas insuffisant contre l’évasion fiscale
L’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE) a annoncé le 8 octobre 2021 avoir finalisé « la réforme majeure du système fiscal international ». Cette réforme prévoit une taxation unitaire d’une petite partie des profits des principales firmes transnationales et l’application d’un taux d’imposition minimum de 15 % sur les profits à l’étranger des multinationales à partir de 2023. Si cette réforme devrait porter atteinte aux paradis fiscaux qui offrent des taux très faibles voire nuls, elle n’est pas suffisante pour mettre fin à la course au moins-disant fiscal. Elle repose en outre sur une clé de répartition défavorable aux pays en développement.

L’annonce de l’accord est arrivée à la fin d’une semaine durant laquelle le thème de l’injustice fiscale a été présent tous les jours dans la presse. En effet, une nouvelle fois, le travail du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a permis de lever un coin de voile sur l’industrie offshore. Cela n’a toutefois pas empêché l’Union européenne de retirer trois pays de sa liste noire des paradis fiscaux (l’archipel Anguilla, la Dominique et les Seychelles) qui n’en compte désormais plus que neuf

Des 140 membres qui constituent le « Cadre inclusif » de l’OCDE/G20, 119 pays et 17 juridictions ont approuvé l’accord sur le BEPS 2.0 (selon l’acronyme anglais, Base erosion and profit shifting) reposant sur deux piliers et qui vise à adapter les règles fiscales mondiales aux réalités du XXIe siècle, en particulier au développement de l’économie numérique de ces dernières années.

La déclaration permet de faire entrer la fiscalité mondiale dans une nouvelle ère puisqu’elle remet en cause les paradis fiscaux et les multiples stratégies d’optimisation fiscale. Ceci devrait permettre un changement de cap en ce qui concerne la fiscalité internationale : on passerait d’une rivalité entre pays sur le terrain du moins-disant fiscal à une compétition plus saine qui consisterait à attirer les capitaux en fonction de la qualité des infrastructures par exemple

Un accord qui approfondit les inégalités Nord-Sud

Cependant, l’accord (qui porte sur deux piliers) est insuffisant, en particulier compte-tenu du contexte actuel qui accentue le besoin de mobiliser des recettes fiscales supplémentaires significatives pour tous les pays, y compris ceux du Sud, afin de faire face à la crise multidimensionnelle (sanitaire, sociale, économique et climatique).

Le premier pilier porte sur la taxation d’une faible partie des bénéfices de 100 entreprises multinationales (les plus grandes et les plus rentables au monde)

De plus l’accord institue une grande première, qui constitue une révolution dans le modèle fiscal international : le principe de taxation unitaire des multinationales est acquis, ce qui signifie que les taux seront calculés au niveau des groupes et non de chaque entité juridique distincte, coupant donc les ailes aux manœuvres consistant à transférer des profits entre filiales d’un même groupe pour des raisons purement fiscales.

Cependant, si ce principe est enfin validé, son application aurait dû concerner toutes les multinationales et une partie plus importante de leurs bénéfices. En effet, cet accord définit une nouvelle clé de répartition d’une fraction des bénéfices d’un nombre limité de multinationales (celles dont le chiffre d’affaires dépasse 20 milliards de dollars et le taux de rentabilité 10%) au détriment des paradis fiscaux et au profit des pays où se situent les maisons-mères et les ventes de ces sociétés, c’est-à-dire dans les pays où les entreprises exercent des activités commerciales et réalisent des bénéfices, qu’elles y aient ou non une présence physique.

Selon l’OCDE, des droits d’imposition sur plus de 125 milliards de dollars de profits (soit environ 108 milliards d’euros) devraient être réattribués chaque année entre les pays, à charge pour ces derniers de décider le taux d’impôt qu’ils y appliquent. Cela ne devrait concerner qu’une dizaine de milliards de dollars de recettes récupérées, alors que l’évasion fiscale générée par ces stratégies d’optimisation fiscale s’élève à vingt à trente fois plus selon les études

La réforme privilégie en outre les pays de consommation, c’est-à-dire principalement les pays dits développés. Quatre pays ne se sont pas joints à la déclaration, tous des pays du Sud : le Kenya, le Nigéria, le Pakistan et le Sri Lanka. La raison ? L’accord prévoit de supprimer toutes les taxes numériques existantes, or elles existent dans les deux pays africains mentionnés
; les deux pays asiatiques n’ont quant à eux pas justifié publiquement leur décision, mais elle s’inscrit dans le scepticisme que l’accord a suscité dans beaucoup de pays du Sud. Martin Guzmán, ministre des Finances de l’Argentine a déclaré que les préoccupations des pays en développement ont été largement ignorées dans les négociations. Il a aussi souligné que les pays en développement ont été contraints de choisir entre quelque chose de mauvais et quelque chose de pire, et que le pire scénario aurait été de ne rien obtenir, alors que le mauvais scénario est ce qu’ils obtiendraient

Un taux d’imposition minimum inférieur à la moyenne mondiale

Le deuxième pilier porte sur un taux d’imposition minimum mondial des sociétés et devrait être appliqué aux entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros. Il a été fixé à 15 %. L’instauration de ce principe de taux minimum représente une énorme avancée, au moins sur le principe, puisqu’il met à mal la raison d’être des paradis fiscaux, qui tirent l’ensemble de la fiscalité mondiale vers le bas avec des taux de 0%

Cependant, pour réellement mettre fin à la course au moins-disant fiscal, il aurait fallu un taux au moins équivalent au taux moyen mondial qui est actuellement de 24%. C’est pour cette raison que la proposition initiale de Joe Biden d’un taux de 21% avait été bien reçue, même si les organisations de la société civile ont réclamé, depuis le début de ces négociations, qu’il s’élève à 25%.

Selon l’Observatoire européen de la fiscalité, un taux minimum mondial de 21% aurait permis de mobiliser 98 milliards d’euros de recettes supplémentaires par an pour les États membres de l’Union européenne, des recettes supplémentaires qui permettraient d’agir en faveur de la transition écologique et sociale, telle que l’ont demandé plus de 50 000 personnes dans les rues de Bruxelles ce dimanche 10 octobre 2021.

"Le taux est trop bas pour générer des revenus substantiels dans les pays en développement qui ont été les plus touchés par la pandémie"

Comme l’a souligné la Coalition pour la transparence financière, le taux est trop bas pour générer des revenus substantiels dans les pays en développement qui ont été les plus touchés par la pandémie. De surcroit, le taux moyen d’impôt des sociétés varie de 25% à 35% dans la plupart des pays d’Amérique latine et d’Afrique

Récemment, les quatorze membres de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises ont affirmé qu’ « en pleine pandémie mondiale, et après avoir vu les pays riches monopoliser et thésauriser les vaccins, cet accord n’est guère de nature à renforcer la solidarité mondiale »

Les prochaines étapes ?

Les ministres des Finances et gouverneurs des banques centrales du G20 ont approuvé le texte actualisé de l’accord lors d’une réunion le 13 octobre 2021 à Washington. Il devra encore être approuvé lors du Sommet des dirigeants du G20 prévu les 30 et 31 octobre à Rome. L’accord est une première étape qui permettra de démarrer le processus d’élaboration d’une convention multilatérale en 2022, avant sa mise en œuvre en 2023.

D’ici là, la marge de manœuvre est, certes, faible mais il est encore temps d’améliorer ce projet d’accord. Comme la déclaration adoptée à ce stade est de très haut niveau, il y a en théorie encore beaucoup de décisions à prendre à un niveau plus détaillé (comme on peut le constater dans la déclaration et l’annexe).

Il serait dommage de passer à côté du momentum et de ne pas écouter les voix des citoyennes et citoyens qui exigent plus de justice fiscale, sociale et climatique. Nous avons plus que jamais besoin d’un accord qui garantisse la mise en place des transformations structurelles pour un monde juste et durable.

Par Leila Oulhaj (publié le 18/10/2021)
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