400 activistes bloquent des sites de Lafarge contre le Grand Paris
L’odeur âcre du bitume irrite la gorge avant même de sortir de la voiture. Derrière une grille en ferraille verte, des tas de sable hauts comme une maison sont alignés jusqu’à la Seine. Des bulldozers bruyants vont et viennent pour décharger des gravats d’où pointent des morceaux de ferraille. Au milieu de ce vaste chantier se dressent d’immenses silos stockant du ciment. Nous sommes dans le port de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), au nord de Paris, la plaque tournante de la fabrication de béton en Île-de-France. Un site stratégique que les militants du collectif Les Soulèvements de la terre ont décidé d’occuper, ce mardi 29 juin.

Environ 400 activistes ont enfilé des combinaisons blanches avant de se déployer sur quatre sites : une centrale à béton du groupe Eqiom, un dépôt de sable et de granulats, une centrale à béton ainsi qu’un terminal cimentier appartenant tous les trois au groupe Lafarge. Leur objectif : dénoncer les ravages de l’industrie du béton en termes environnementaux et sociaux. Leur cible : le Grand Paris, chantier pharaonique qui va excaver 43 millions de tonnes de terres pour bétonner des centaines d’hectares de terres agricoles, jardins et potagers. Soit l’équivalent d’une fois et demie la superficie de Paris.

Les cibles précises de cette action ont été gardées secrètes jusqu’au bout. Si bien que les militants ne savaient pas toujours qui faisait quoi. « Il paraît que certains ont pris un canoë pour accrocher une banderole entre les deux quais du canal du port », assure l’un d’entre eux. Vérification faite, il s’agissait plutôt d’un radeau de sauvetage, rapidement abandonné pour d’autres occupations : tags divers et variés sur les bâtiments, peinture des silos, banderoles plantées dans les gigantesques tas de sable et de granulats. À l’heure du goûter, une énorme cagette de cookies est rapidement engloutie. L’ambiance est plutôt joyeuse, malgré la fine pluie qui commence à tomber. Certains jouent aux cartes, d’autres entament un tour du propriétaire et surtout renouent des liens. Cette action a comme un air de retrouvailles après des mois difficiles marqués par le Covid-19.

« C’est vrai que les confinements nous ont mis un coup d’arrêt. Mais j’ai l’espoir que la dynamique reprenne. Car nous avons revu des gens que nous n’avions pas vus depuis longtemps. Et c’est dans l’action qu’on fédère le plus », explique Jay [*], militant d’Extinction Rebellion depuis deux ans. C’est d’autant plus enthousiasmant que le collectif des Soulèvements de la terre n’est pas uniquement une opération ponctuelle et parisienne. Elle s’inscrit dans une stratégie développée depuis mars 2021 pour organiser des actions de blocage des industries polluantes et responsables de l’artificialisation des terres. Plusieurs campagnes ont déjà été menées à Besançon (Doubs), à Rennes (Ille-et-Vilaine), en Haute-Loire ou encore à Saint-Colomban (Loire-Atlantique).

Mais pour les salariés du port de Gennevilliers, c’est une autre affaire. Certains ont été compréhensifs, en ouvrant un local pour que les militants accèdent aux sanitaires et puissent s’abriter de la pluie. D’autres ont aidé à déposer des palettes de sacs de ciment à côté des grilles pour barricader l’entrée du site. Mais certains étaient plus mécontents comme Mohammed, chauffeur de poids lourds. « Je comprends que ces gens viennent pour l’écologie, mais cela nous empêche de travailler, et nous, on est dans la galère. » Il travaille pour un sous-traitant auquel font appel les cimentiers comme Lafarge pour transporter les matériaux nécessaires à la fabrication de béton.

« Eux, ils vont perdre une journée de travail alors qu’ils sont déjà mal payés et ont une famille à nourrir », assure le responsable d’un des sites occupés. L’homme rechigne de prime abord à parler à la presse, mais finit par lâcher : « Moi, je ne comprends pas pourquoi ces gens s’attaquent aux pions plutôt qu’aux rois. Vous pensez vraiment qu’une cinquantaine de personnes en combinaison blanche, ça va changer quelque chose pour l’écologie ? » Son collègue, assez en colère, renchérit : « Ils n’ont qu’à voter ces jeunes. J’ai parlé avec eux et personne n’a voté [aux élections régionales]. »

Ce blocage peut-il avoir des conséquences sur la production de ciment et in fine sur les chantiers du Grand Paris ? « Pas du tout », assure ce responsable du site. « Je vais juste travailler quelques heures de plus la semaine prochaine pour rattraper, mais cela ne va rien changer. »

« Nous sommes ici pour bétonner les bétonneurs et désarmer ces industries polluantes »

Un homme en costume cravate fait les 100 pas, le téléphone collé à l’oreille, devant le terminal cimentier. Il s’agit de Loïc Leuliette, le directeur de la communication du groupe Lafarge. « Cette journée de mobilisation était annoncée depuis longtemps et nous nous sommes organisés pour en limiter les effets. » Il assure que la cause défendue par les activistes est un sujet que le groupe prend très à cœur. « Nous avons engagé des moyens considérables pour faire un béton bas carbone. Nous prenons l’urgence climatique très au sérieux. »

Il est interrompu par des militants qui l’interrogent sur la pertinence de bétonner des terres agricoles, mais reste impassible et continue de dérouler son discours bien rodé : « Le combat contre le réchauffement climatique est un beau combat, mais il ne doit pas se faire par tous les moyens. Il est impossible d’avoir une discussion avec eux, ils ne sont que dans la critique et pas dans la construction d’alternatives. »

Bien entendu, cette prestation n’a pas convaincu les activistes à l’intérieur, comme Fox, architecte de profession. « Bien sûr que les alternatives existent, mais restent mal connues et pas du tout mises en avant, surtout par ces groupes cimentiers. Je rappelle aussi que la région est en surproduction de béton et qu’il y a beaucoup de logements vacants en Île-de-France. Pourtant, le Grand Paris veut construire trente-cinq nouveaux quartiers sur des terres agricoles. On ferait mieux de réhabiliter les logements existants. »

Mais Fox n’est pas dupe sur les conséquences de ce blocage. « Il faudrait une armée pour stopper ces sites. Je pense qu’on perturbe surtout leur image et c’est pour cela qu’ils auraient trop à perdre en nous expulsant de façon violente. » Effectivement, il n’y avait aucun camion de CRS en vue. Seuls quelques policiers, dont beaucoup en civil, traînaient à l’entrée des sites. Le groupe Lafarge assure avoir déposé plainte, tout en précisant que la décision d’expulser était entre les mains du préfet.

En attendant, les militants lancent une assemblée générale pour réfléchir aux différentes stratégies en cas d’intervention des forces de l’ordre. Ils comptent aussi les volontaires qui vont passer la nuit ici, tandis que la pluie redouble d’intensité. Pendant ce temps, à l’arrière du terminal cimentier, des dizaines de palettes remplies de sacs de ciment sont éventrées. Quelques-unes sont utilisées pour bétonner les rails d’un chemin de fer interne à l’entreprise. Il n’y a pas eu de consensus au sein des différents acteurs de la coordination des Soulèvements de la terre quant à la dégradation du matériel. Mais certains ont décidé d’aller un peu plus loin que les quelques tags et banderoles sur les bâtiments, comme l’explique l’un des militants. « C’est un geste symbolique, mais fort, pour passer un message. Pour dire que nous sommes ici pour bétonner les bétonneurs et désarmer ces industries polluantes. »

En fin de journée, des activistes avaient décidé de dormir sur place afin d’entamer « un bras de fer contre Lafarge, la Société du Grand Paris et les multinationales du BTP », a annoncé Extinction Rebellion. Au matin, le mouvement appelait à poursuivre les actions sur un autre site de Lafarge, situé à Paris sur le port de Javel.

Par Reporterre (publié le 30/06/2021)
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