« Pour se libérer de la domination de la dette, la négociation à l’amiable ne peut pas fonctionner »
Q1) Depuis 2008, la question de la dette est devenue omniprésente en Europe. Pourquoi a-t-elle surgi soudainement ? N’y avait-il pas de dette auparavant ?

Si, bien sûr, tous les pays européens étaient endettés, mais c’est à partir de 2008, suite à la crise financière, que les dettes publiques en Europe ont explosé. À titre d’exemple, entre 2007 et 2016, la dette publique de la France est passée de 65 % du PIB à 98 %, celle de l’Espagne de 35 % à 101 %, et celle de la Belgique de 84 % à 110 %. Ce point est très important car il montre que le soi-disant problème de la dette n’est, en réalité, pas une crise des dettes publiques, mais bien une crise des dettes bancaires privées, qui ont été massivement, et de manière scandaleuse, transformées en dettes publiques via les sauvetages bancaires.
Les États ont en effet injecté près de 1600 milliards d’euros dans les banques européennes pour les sauver. Or, dans la grande majorité des cas, ces sauvetages ont été financés via l’émission de titres de la dette publique sur les marchés financiers, ce qui a provoqué une augmentation mécanique de la dette publique. Ajoutons que ce n’est sans doute pas fini, puisque les banques continuent de spéculer à leur guise. De nouvelles crises et de nouvelles injections de capitaux sont donc à prévoir.

Q2) Mais les États avaient-ils vraiment le choix ? En n’agissant pas, ne courait-on pas le risque de voir tout le système financier s’effondrer ?

Les États ont sans doute eu raison d’agir pour sauver le secteur financier, mais ils auraient dû le faire tout autrement, au minimum en imposant des conditionnalités et une régulation très forte. Or, ces sauvetages ont été octroyés sans aucune contrepartie. Résultat : les banques, alors qu’elles étaient à deux doigts de la faillite, se retrouvent plus puissantes que jamais et arrivent à imposer aux États de mener des politiques qui servent les intérêts de la finance. En réalité, on a raté là une formidable opportunité de reprendre le contrôle du secteur financier et de le remettre à sa place, pour qu’il devienne un outil au service de l’économie réelle et de la transition écologique.

Q3) En quoi la dette constitue-t-elle un mécanisme de transfert de richesses des citoyens vers les détenteurs de capitaux ?

La dette est un outil de domination politique mais aussi un mécanisme de transfert de richesses car elle siphonne une partie importante des richesses produites par les citoyens vers les détenteurs de capitaux via le mécanisme des intérêts. Pour la Belgique, cela représente environ 10 milliards d’euros par an. Si on prend la période 1992-2012, on constate que l’État a versé aux banques au titre du paiement des intérêts la somme de 306 milliards d’euros. On parle souvent du coût du travail, mais voilà une illustration très concrète du coût du capital.

Q4) En quoi la dette constitue-t-elle un outil de domination sur les États et les politiques économiques ?

C’est un outil de domination politique notamment via ce qu’on appelle le roll-over – roulement de la dette – qui fait que ce mécanisme de transfert est programmé pour ne jamais s’arrêter, et que les États ne diminuent jamais leur endettement en valeur absolue. Donnons un exemple : la Belgique emprunte 4 milliards d’euros sur dix ans à une banque, à du 2 %, elle remboursera dès lors 2 % chaque année. Mais à la dixième année, elle devra rembourser les 2 % d’intérêt ainsi que les 4 milliards d’euros empruntés au départ. Or, elle ne les a pas en caisse. Une négociation commence alors entre l’Agence de la dette belge (dépendant du ministère des Finances) et les marchés financiers, pour concrétiser un nouvel emprunt de 4 milliards afin de rembourser le capital arrivant à échéance. La dette de 4 milliards est donc bel et bien remboursée, mais via un nouvel emprunt du même montant. Ce mécanisme de roll-over, qui se pratique partout dans le monde, arrange particulièrement les banques. D’une part, cela leur permet de continuer à toucher indéfiniment les intérêts de la dette. D’autre part, cela leur permet de maintenir une pression et une dépendance sur les États, pour les inciter à ne pas appliquer des politiques allant à l’encontre de leurs intérêts (comme par exemple la régulation bancaire), ou pour les pousser à mettre en œuvre des politiques favorables aux détenteurs de capitaux.

Q5) A-t-on des exemples précis de cette domination politique ?

Oui, il y a des centaines d’exemples. C’est notamment ce qui se passe au Sud depuis plus de 30 ans. Le FMI et les créanciers imposent aux États, étranglés par la dette, de vendre leurs ressources naturelles à bas prix, de privatiser et libéraliser leurs secteurs stratégiques tels que l’eau ou les transports, sans oublier bien sûr de les obliger à réduire les dépenses sociales (santé, éducation, etc.) pour prioriser le paiement des intérêts de la dette…
En réalité, cette utilisation de la dette comme une arme d’exploitation est beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit. Dans mon livre, je cite Karl Marx qui écrit en 1867 dans Le Capital que « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive ».

Q6) Ce mécanisme a-t-il joué un rôle dans le cas grec ?

Dans le cas grec, une des raisons clés pour laquelle les créanciers ne voulaient pas supprimer la dette, c’est qu’on voulait imposer à Alexis Tsipras et à son gouvernement de poursuivre les politiques néolibérales d’austérité. Le troisième mémorandum, que Tsipras a signé après avoir capitulé en juillet 2015, indiquait expressément ce qu’il fallait privatiser – notamment les aéroports régionaux, les routes, les ports, les îles, les plages. Et, dans les trois semaines qui ont suivi la signature du mémorandum, on a vu des entreprises allemandes acheter ces aéroports régionaux…
Ajoutons un point qu’on met rarement en évidence. Quand le gouvernement de Tsipras est arrivé au pouvoir en janvier 2015, les marchés financiers ont, de fait, stoppé le mécanisme de roll-over. Ce qui fait que du 25 janvier à juillet 2015, la Grèce a donc dû payer le capital avec ses propres ressources, ce qu’aucun État ne fait jamais ! Cela a eu pour effet de vider totalement les caisses de l’État grec et de rendre la situation intenable. On le voit ici très bien, l’outil de domination que représente la dette et le roll-over : « soit tu fais ce que je dis, soit je ne te prête plus les montants nécessaires pour que tu rembourses le capital arrivant à échéance, et c’est l’étranglement assuré ». C’est arrivé à la Grèce, mais aucun pays n’est à l’abri. D’où la nécessité absolue de se libérer du joug de la dette…

Q7) On compare souvent la dette d’un État avec la dette d’un ménage, mais est-ce vraiment comparable ?

La dette d’un État n’est pas du tout comparable à celle d’un ménage pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’un ménage ne peut pas décider de gagner 100, 200 ou 300 euros de plus, contrairement à l’État qui, lui, a toute une panoplie de mesures politiques et économiques qu’il peut mettre en œuvre pour augmenter ses recettes. Ensuite, contrairement à un ménage, quand un État joue sur ses dépenses, cela a tout une série de conséquences, y compris sur ses recettes. Quand un ménage diminue ses dépenses fixes (par exemple son abonnement de téléphone), il fera des économies et améliorera sa situation en fin de mois. Mais lorsqu’un État diminue ses dépenses sociales ou ses investissements, cela a tendance à contracter l’activité économique, ce qui veut dire moins de consommation, moins de profit pour les entreprises, moins de pouvoir d’achat, et donc aussi moins de recettes liées à la TVA, à l’impôt des personnes physiques, à l’impôt des sociétés. C’est ce qu’on appelle le cercle vicieux de l’austérité : plus un État diminue ses dépenses, plus son déficit budgétaire et sa dette augmentent.

Par Olivier Bonfond

A lire sur le site du catdm.org (31/08/2017)