En Islande, les responsables du naufrage bancaire n’ont pas pu acheter leur procès
À l’issue de sa visite en Grèce qui s’est achevée le 8 décembre 2015, l’Expert de l’ONU sur la dette, Juan Pablo Bohoslavski, a recommandé au gouvernement grec « d’améliorer les procédures juridiques et administratives pour examiner la responsabilité des autorités du gouvernement et celles des décideurs du secteur privé » en citant l’exemple de l’Islande. Ce petit pays de 320 000 habitants a, en effet, démontré qu’il est tout à fait possible de poursuivre en justice les responsables de la crise financière et de les condamner à des peines d’emprisonnement. Le CADTM s’est entretenu avec Eva Joly, députée européenne du groupe des Verts, qui a joué un rôle clé puisqu’elle a conseillé en 2009 et 2010 le Procureur spécial islandais dans le cadre de ces enquêtes pénales. Eva Joly, à qui nous avons remis le dernier ouvrage d’Éric Toussaint, « Bancocratie », aborde également dans cet entretien la gestion de la crise en Islande et les pressions de ses créanciers pour obtenir le remboursement d’une dette illégitime.

Avant d’évoquer votre rôle comme conseillère du Procureur islandais, pouvez-vous nous rappeler la situation des banques islandaises en 2008 ?

Comme les autres pays européens, l’Islande a subi de plein fouet la crise financière déclenchée par la crise des « subprimes ». En septembre 2008, les trois principales banques du pays (Kaupthing, Landsbanki et Glitnir) sont tombées en faillite et l’État a dû les nationaliser en urgence.

La faillite de ces banques s’explique par la dérégulation financière qui a débuté dans les années 1990. Le secteur bancaire, qui a été totalement privatisé en 2003, a alors pris un maximum de risques pour attirer les capitaux étrangers. Les banques islandaises ont notamment développé des comptes en ligne qui permettaient d’offrir des taux d’intérêt élevés défiant toute concurrence. Résultat : en à peine quatre ans, la dette extérieure de ces trois banques islandaises a plus que quadruplé : passant de 200% du PIB en 2003 à 900 % du PIB en 2007 ! En 2008, lorsque la crise des subprimes frappe l’Islande, elles étaient évidemment dans l’impossibilité de rembourser leurs dettes.

Contrairement aux autres pays européens, les dettes du secteur bancaire n’ont pas été transférées vers le secteur public. Elles ont été supportées par les créanciers de ces banques plutôt que par la population islandaise. Ce qui est tout à fait normal vu que la grande majorité des Islandais-e-s ne sont en rien responsables du comportement des banques.

Le refus d’assumer ces dettes provient de la formidable mobilisation citoyenne qui, malheureusement, a été largement passée sous silence par les grands médias. Rappelons que par deux référendums successifs (en mars 2010 et avril 2011), le peuple islandais a refusé de rembourser les créanciers étrangers qui étaient principalement des épargnants britanniques et néerlandais ayant perdu de l’argent lors de la faillite en 2008 de la banque en ligne Icesave, la succursale Internet de la banque Landsbanki qui offrait des taux délirants. Les résultats de ces référendums ont été suivis d’effet par le gouvernement islandais en dépit des protestations des gouvernements britannique et hollandais. La population a ainsi obtenu une victoire sur les créanciers.


Que réclamaient les gouvernements hollandais et britannique ?

Ils exigeaient que l’Islande leur verse des sommes astronomiques (plus de 2,7 milliards d’euros pour le Royaume-Uni et plus de 1,3 milliards d’euros pour les Pays-Bas) assorties d’un taux d’intérêt de 5,5 %.

Alors que les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont accueilli à bras ouverts les filiales et succursales de ces banques islandaises et que les autorités de ces deux pays ont été alertées des risques qui pesaient sur ces banques, ils ont estimé que c’était à l’État islandais de garantir les dépôts réalisés auprès d’Icesave... Et ils ont décidé de fixer eux-mêmes cette garantie de 50 000 euros à 100 000 euros par dépôt. Or, ce que disait la directive européenne sur les garanties des dépôts était bien différent.

Primo, la directive prévoyait 20 000 euros environ par dépôts (ce qui était déjà impossible à tenir pour le gouvernement islandais). Secundo, elle n’obligeait pas les États à garantir les déposants avec de l’argent public. En effet, cette directive demandait seulement aux États de constituer des fonds de garanties qui peuvent donc être alimentés par les banques elles-mêmes via des prélèvements obligatoires réalisés par l’État.

En plus de nier leurs responsabilités |1| et de bafouer le droit européen, les gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas ont tenté d’imposer le remboursement de ces dettes privées en exerçant un chantage odieux sur le gouvernement islandais. Mais fort heureusement, le peuple a résisté au chantage et a poussé le Président d’Islande à recourir aux référendums |2| afin de rejeter les demandes des créanciers.


Quel était ce chantage des créanciers ?

En octobre 2008, le Royaume-Uni de Gordon Brown a pris une mesure de rétorsion extrême : le gel des avoirs de la banque Landsbanki mais aussi de Kaupthing alors que cette dernière n’avait aucun rapport avec Icesave, en usant de sa législation anti-terroriste. Ce faisant, il mettait les Islandais dans la même catégorie que des organisations comme Al Qaida. Le gouvernement britannique a aussi usé de son influence pour qu’aucune « aide » internationale (de l’UE et du FMI) ne soit octroyée à l’Islande avant qu’elle ne rembourse les dettes privées contestées.

Quant au FMI lui-même, il a assorti les conditions de son prêt de 2,1 milliards de dollars à des mesures drastiques dont l’objectif était de ramener le déficit public de l’Islande à zéro d’ici 2013. Cet objectif impossible à tenir a entraîné d’énormes coupes dans les dépenses publiques. Le FMI a également conditionné le versement des tranches de ce prêt au remboursement des dettes privées par l’Islande (celles qui ont été refusées par la population islandaise). Le FMI s’est donc comporté comme un véritable agent de recouvrement au service du Royaume-Uni et des Pays-Bas !

La Commission européenne a aussi clairement pris fait et cause pour ces deux pays puisque son président de l’époque, José Manuel Barroso, a indiqué qu’il n’y aurait pas d’ « aide » européenne tant que le cas « Icesave » ne serait pas résolu |3|. Ajoutons à cela que la Commission européenne s’est associée à la plainte déposée par les Pays-Bas et le Royaume-Uni contre l’Islande auprès du tribunal de l’AELE (Association européenne de libre-échange).


Pouvez-vous nous résumer le jugement rendu par ce tribunal ?

Ce tribunal a donné raison à l’Islande dans son refus de payer la dette réclamée par le Royaume-Uni et les Pays-Bas et a donc rejeté les plaintes déposées par ces pays. Le jugement indique clairement que ce n’est pas la responsabilité du pays où une société bancaire a son siège de couvrir les coûts des garanties de son système bancaire. Ce jugement est tout à fait conforme au droit européen puisque je le répète : rien dans les directives européennes n’obligeait les États à secourir les banques avec de l’argent public.


Venons-en à présent au volet pénal. Comment avez-vous été contactée par le gouvernement islandais en 2008 pour enquêter sur les responsabilités dans ces faillites bancaires et quels ont été les principaux résultats de l’enquête ?

À l’origine, il y a eu une émission de talk show à la télévision islandaise en 2008 à laquelle j’ai participé comme expert juridique sur les délits et les crimes financiers. Le journaliste-présentateur de cette émission m’avait invitée sur son plateau car il avait lu mon livre Justice under Siege et parce qu’il y avait une demande forte de justice de la part de la population pour identifier et sanctionner les responsables de la crise.

À la suite de cette émission, il y a eu un engouement incroyable : une page « Eva Joly » sur Facebook a été créée (en une nuit cette page a réuni 20 000 internautes !). J’ai également donné plusieurs conférences dans des Universités en Islande. Devant cet élan populaire, le gouvernement m’a demandé de le conseiller pour chercher les responsabilités pénales dans ce naufrage bancaire. Il y a donc eu une volonté politique claire des autorités islandaises poussées par la population de poursuivre les responsables de la crise financière.

Vu que le système juridique islandais est très proche du système norvégien |4|, j’ai accepté la proposition mais à la condition de disposer de véritables moyens humains pour mener l’enquête. Fort heureusement, le gouvernement a accepté et j’ai pu travailler au sein d’une large équipe de 84 personnes composée de plusieurs experts judiciaires et d’auditeurs financiers. Ma mission en tant que conseillère du Procureur spécial islandais sur ces enquêtes a duré de janvier 2009 à octobre 2010.

Avec cette équipe, nous avons pu mener des perquisitions dans les filiales des banques islandaises comme la filiale de Kaupthing au Luxembourg. Il faut souligner que cette banque empruntait auprès de la Banque centrale européenne (BCE) de manière frauduleuse, que le ratio de solvabilité inscrit dans les Conventions de Bâle n’était absolument pas respecté et que des délits boursiers ont été commis. D’autres délits sont venus s’ajouter au fil de notre enquête.

Concrètement, ces enquêtes ont permis les poursuites en justice et les condamnations de plusieurs dizaines de responsables de haut niveau. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a malheureusement pas d’équivalent dans d’autres pays européens.


Qui sont ces responsables condamnés et pour quel motifs ?

Les personnes qui ont été poursuivies et condamnées par les tribunaux islandais occupaient différents postes clés. On trouve aussi bien des PDG de ces banques, des directeurs financiers, des avocats de ces banques, des gros actionnaires, que des hauts fonctionnaires d’État.

Les peines prononcées, dont certaines font encore l’objet d’appel, vont jusqu’à 6 ans de prison ferme. Ces individus n’ont pas pu « acheter » leur procès via des transactions financières pour échapper à toute sanction comme c’est souvent le cas ailleurs, notamment aux États-Unis.

Les motifs de leurs condamnations sont multiples : manipulation des cours boursiers, escroquerie, délits d’initiés, falsification de comptes, octroi de prêts frauduleux, etc. Ces cas ont été jugés par plusieurs cours en Islande : la Cour suprême et les tribunaux de grande instance.

Pour donner quelques exemples de condamnations par la Cour suprême d’Islande : l’ancien chef de cabinet du Ministère des finances a écopé de 2 ans d’emprisonnement pour délit d’initié. Il possédait des parts dans la banque Landsbanki et les a revendues quelques jours seulement avant la faillite de cette banque. L’ancien PDG de la banque Byr a écopé de 4 ans de prison et le PDG de la banque MP a été condamné à 1 an et demi de prison pour prêt frauduleux. Devant les tribunaux de première instance, deux anciens PDG de Kaupthing ont écopé respectivement de 3 ans et demi de prison et de 5 ans et demi. Un gros actionnaire de Kaupthing a quant à lui été condamné à 3 ans de prison pour manipulation de cours et prêt frauduleux. Plusieurs de ces personnes condamnées ont fait appel devant la Cour suprême mais pour le moment elles restent en prison.

Il y a aussi de nombreuses autres procédures en cours (une quarantaine) et des dossiers toujours en phase d’enquête (près d’une trentaine). Le combat contre l’impunité est donc loin d’être terminé en Islande ! Il serait temps que cette volonté politique de poursuivre en justice les responsables de la crise financière se répande dans d’autres pays.

Entretien réalisé par Renaud Vivien (CADTM)

Lire sur le site du CADTM (20/02/2016)

Notes

|1| Les directives européennes consacrées aux conglomérats financiers indiquent que les États membres de l’UE qui autorisent l’entrée sur leur territoire de tels établissements originaires d’un pays tiers doivent s’assurer qu’ils bénéficient d’un même degré de contrôle de la part des autorités de leur État d’origine que ce que les textes européens prévoient.

|2| Le 30 décembre 2009, l’Althingi (Parlement islandais) vote la loi dite « Icesave », en accord avec les exigences des pays demandeurs, qui entérine le remboursement de 4 milliards d’euros au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Cela revient à payer environ 100 euros par habitant et par mois pendant huit ans pour la faillite d’une banque aux investissements très hasardeux. La population manifeste son désaccord en exigeant, par une pétition et plusieurs jours de « casserolades » devant le parlement, que le président Olaf Ragnar Grimsson ne promulgue pas la loi. Ces manifestations permettent aussi la sensibilisation d’une partie de la population sur les méfaits du monde financier. Devant la pression de la rue, démontrant que les peuples en mouvement peuvent se faire entendre, le président refuse de signer, appelant, dans le cadre de l’article 26 de la Constitution islandaise, à un référendum contraignant pour le gouvernement. Le 6 mars 2010, avec une forte mobilisation, 93% des Islandais rejettent l’accord. Le 9 avril 2011, les Islandais ont refusé, à près de 60%, de payer pour assumer les erreurs de ceux qui ont conduit leur pays dans l’abîme. Ils ont une nouvelle fois refusé par référendum l’accord Icesave, qui prévoit que l’État indemnise Ils ont donc confirmé le premier « non » prononcé en mars 2010.

|3| L’Islande ou les faux semblants de la régulation de l’après-crise, par Eva Joly, Le Monde.fr | 01.08.2009
http://www.lemonde.fr/idees/article...

|4| Eva Joly a la double nationalité : française et norvégienne