Voici la visualisation qui cassera vos idées reçues sur l’immigration
(De Vienne, Autriche) Depuis que 50,3% des Suisses ont dit non à «l’immigration de masse» début février, les populistes de droite sont nombreux en Europe à réclamer des référendums dans leurs pays respectifs. Le Front national ne fait pas exception.

Un de leurs griefs s’adresse à l’Union européenne. Elle ne serait pas apte à refouler les masses affamées qui se tasseraient, paraît-il, devant Lampedusa, attendant la moindre brèche dans la forteresse pour nous envahir.

En Autriche, qui n’est pas le pays le moins sujet à ce genre d’inquiétudes, des chercheurs de l’Institut de démographie viennois viennent de publier une étude des flux migratoires à l’échelle mondiale, qui vient bousculer les préjugés.

Elle montre ainsi que, malgré la mondialisation, l’immigration mondiale n’a pas augmenté ces vingt dernières années. En 2010 comme en 1990, seulement 0,6% de la population mondiale environ a quitté son pays pour s’installer ailleurs. On y apprend aussi à la lecture de cette étude que l’Europe n’est ni la cible, ni la source des flux de migrants les plus importants. Selon les chercheurs, il n’y a aucune raison particulière de penser que l’immigration africaine augmentera dans les années à venir...

Un flou qui inspire des mythes

Les auteurs, l’Allemande Nikola Sander et l’Anglais Guy Abel, ont compulsé les données de 196 pays et généré des graphiques.

Ils voulaient rendre leurs résultats compréhensibles pour tous. Résultat : ce diagramme interactif qui permettent de visualiser les migrations mondiales en 1990, 2000 et 2010 en trois clics (cliquer sur les différentes régions pour obtenir les flux pays par pays).

La géographe et statisticienne Nikola Sander espère que ce travail de représentation permettra de lutter contre certaines idées reçues en matière d’immigration. Elle en commente six pour Rue89.

« L’immigration est souvent considérée comme un problème. Je pense que c’est en partie dû au fait que les données en la matière sont complexes. Chaque pays comptabilise et analyse différemment les tendances qui le concernent, de sorte qu’il est très difficile d’établir des comparaisons internationales et, du coup, de mettre en perspective sa propre immigration.

Il y a peu de chercheurs dans ce domaine, alors que ce sont eux qui pourraient établir des données comparables. C’est ce que nous nous efforçons de faire à l’Institut de démographie viennois.

Jusqu’ici, la complexité et l’hétérogénéité des données ont occasionné une spéculation à grande échelle. Certains politiques profitent de ce flou pour créer des mythes. Là où les données ne sont pas disponibles, il est difficile de réfuter les fantasmes.

Nous espérons que notre travail va aider les gens à se faire eux-mêmes une idée sur les migrations. Nos données comparées et nos graphiques permettent à tous ceux qui le veulent de se renseigner sur l’avancée des recherches scientifiques. »

1. L’immigration n’est pas un phénomène de masse

«À l’échelle mondiale, notre étude estime que seulement une personne sur mille change de pays de résidence dans une période de cinq ans. Il est intéressant de comparer cette nouvelle donnée de flux aux données de stock déjà disponibles.

On savait jusqu’ici que 3% de la population mondiale était née dans un autre pays que celui où elle réside. Ce chiffre comprend évidemment une grande partie de personnes installées de longue date à l’étranger, et ne nous renseigne pas sur les flux migratoires actuels.

C’est là que réside la nouveauté de notre travail, qui mesure les flux migratoires à 0,6% de la population mondiale.»

2. Les migrations n’augmentent pas depuis vingt ans

«Dans le monde, ce taux de 0,6% de migrants n’a pas augmenté sensiblement sur les vingt années que couvre notre étude. C’est un chiffre qui prend bien sûr en compte l’accroissement de la démographie mondiale : il y a certes davantage de migrants en valeur absolue, mais aussi plus d’être humains sur la planète. Le nombre de migrants n’a pas augmenté plus rapidement que la population totale.

On observe une intensification des flux au début des années 90. Le nombre de migrants a dépassé les 0,7% de la population mondiale, avant de retrouver son niveau précédent, vers la fin de la décennie. Il est resté stable depuis. Nous attribuons cette fluctuation à des perturbations ponctuelles, comme les conflits afghan et rwandais et la chute de l’Union soviétique.

En ce qui concerne les évolutions futures, l’Institut de démographie viennois travaille actuellement à améliorer les prévisions. Traditionnellement, les Nations Unies, qui sont la référence en la matière, utilisent dans leurs projections l’hypothèse que les flux migratoires dans le monde doivent tendre vers zéro dans un avenir lointain (ce qui est contesté depuis longtemps). Nous pensons plutôt que la tendance actuelle va se maintenir.»

3. La France accueille moins d’immigrants que le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Espagne

«En France, le constat est le même que pour le reste du monde. La structure des flux entrants et sortants est à peu près stable depuis 1990 : le flux entrant le plus important vient d’Afrique du Nord, en raison du réseau historique. Ceci étant, quand on le compare au reste du monde, on voit que c’est un flux d’intensité moyenne.

Dans le même temps, le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Espagne ont enregistré davantage d’arrivées. Quant aux migrants qui partent de France, il est peu surprenant de constater qu’ils partent plutôt pour d’autres pays d’Europe.»

4. L’Europe n’est pas la destination la plus prisée

«En 2005-2010, le flux migratoire le plus important allait du Mexique aux Etats-Unis. Notre étude s’arrête en 2010, mais les données récentes indiquent que ce flux s’est depuis réduit, suite à la croissance économique mexicaine des dernières années.

Le second grand flux part de l’Asie du sud vers l’Asie de l’ouest. Beaucoup de Pakistanais, de Bangladais et d’Indiens partent pour les Emirats arabes unis et le Qatar, où les secteurs du bâtiment sont très demandeurs en main-d’œuvre.

L’Europe, au contraire, est moins prisée que sa puissance économique nous porterait à penser. Par exemple, l’Allemagne attire proportionnellement moins de travailleurs qualifiés originaires des quatre dragons asiatiques [Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong-Kong, ndlr] que les États-Unis, le Canada, l’Australie ou même le Royaume-Uni. Nous sommes à la traîne.»

5. On va rarement des pays les plus pauvres vers les plus riches

«Il est vrai que l’émigration se fait généralement vers un pays au revenu moyen supérieur à celui du pays d’origine. Ceci étant, les flux suivent un modèle en échelle : sur une échelle, on ne monte que d’un barreau au suivant, progressivement.

De même, les migrants ne passent pas des pays les plus pauvres aux pays les plus riches, mais des pays les plus pauvres à des pays moins pauvres, tandis que d’autres dans les pays moins pauvres partent vers les pays riches.

Ce ne sont ainsi pas les plus pauvres qui immigrent dans les pays riches, mais plutôt les ressortissants de pays qui sont déjà en transition, des personnes qui ont un certain niveau de formation et qui disposent de ressources financières. Du coup, c’est plutôt en Asie que se trouve un important potentiel d’émigration. Mais les flux migratoires dans cette région sont nettement orientés vers les Pays du Golfe et les États-Unis, pas l’Europe.»

6. La destination première des Africains n’est pas la France

«En France, une part importante des migrants arrive d’Afrique. Comme l’Afrique subsaharienne est l’une des régions du monde où l’on attend encore un fort accroissement démographique, on pouvait penser que la France serait confrontée dans les années à venir à une vague migratoire venant de cette région. Or notre étude montre que les populations du sud du Sahara se déplacent en fait au sein de la région, vers les pays d’Afrique de l’ouest.

L’explication plausible est que les personnes qui manquent de tout n’ont pas les ressources pour réaliser un déménagement en Europe.»

Par Céline Béal (8 avril 2014)

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