Reprendre la parole, c’est reprendre le pouvoir
Reporterre — Vous étiez présente à Nuit debout dès le 31 mars et, tout de suite, vous avez senti que « c’était exceptionnel »…

Mariana Otero — Oui, cette assemblée de citoyens et de citoyennes réunis ce soir-là pour essayer de construire ensemble une assemblée populaire, où chacun puisse s’exprimer… cela m’a vraiment bouleversée ! Et je me suis dit : « Il faut filmer. »

Comme tous les gens présents dans cette aventure de Nuit debout, je me suis lancée à corps perdu, et j’ai débuté le tournage sans financement, avec juste le désir de laisser une trace et de raconter ce qu’il se passait.

Pourquoi ce titre : « L’Assemblée » ?

Parce que l’assemblée qui se tenait chaque jour place de la République, avec la commission démocratie qui lui était liée, était pour moi le lieu le plus incroyable de Nuit debout. Son objet de travail, surtout : la démocratie. Le reste, l’économie, le logement, l’éducation, etc. dont traitaient les diverses commissions, pouvait se discuter ailleurs. Mais, que des citoyens s’emparent de cette question de démocratie, qu’ils se demandent comment faire ensemble sans représentant, ni chef, c’était exceptionnel.

Les premières images rappellent le contexte dans lequel Nuit debout émerge — dénonciation de la loi El Khomri et du capitalisme. Pourtant, très vite, la question de la parole s’impose.

Ce qui était très clair à Nuit debout, c’est que la place de la République était devenue un espace politique : on essayait de donner aux citoyens la possibilité de reprendre la parole, d’avoir une parole politique. Et le moyen, c’était un cadre précis : un temps de parole maximal pour chacun ; des gestes pour que l’écoute soit favorisée, parce que la parole sans l’écoute, ça ne sert à rien ; pour que la réflexion aussi soit favorisée, donc pas d’applaudissements, parce qu’ils pourraient interrompre le raisonnement ; des signes aussi pour que la personne qui parle soit informée de la manière dont les gens réagissent à ses propos, pour qu’elle puisse éventuellement réadapter ce qu’elle est en train de dire… C’est d’abord ce lien entre libération de la parole et démocratie que j’ai voulu filmer.

Comment expliquer l’importance donnée à la parole par les nuitdeboutistes ?

Sans doute s’agissait-il de redonner du sens aux mots. D’ailleurs il y avait une commission vocabulaire sur la place. Aujourd’hui, il y a une surdose de mots qui ne veulent plus rien dire, tellement ils ont été dénaturés par les politiques : la gauche, la droite, la liberté qu’on confond avec le libéralisme… En Mai 68, les gens jouaient beaucoup avec les mots. Mais désormais, on n’en est plus là, on veut juste retrouver du sens. C’est pourquoi, à Nuit debout, cette idée que les gens qui intervenaient sur la place étaient dans une parole vraie, sans manipulation, était fondamentale.

Et puis, reprendre la parole, c’est reprendre le pouvoir. C’est ce qui a animé Nuit debout et c’est ce que le mouvement a réussi : il y a peu d’endroits où les gens peuvent s’exprimer ainsi, et je pense que cela s’est perpétué ensuite dans d’autres endroits.

En même temps, parfois le film flotte, glisse de débats en remises en question… On ne sait pas très bien où l’on va…

Nuit debout est un processus. Et, dans ce processus, il y a des moments de flottement, de suspension du sens. Parce que quelque chose se cherche. Il y a notamment une tension évidente entre le fait de vouloir donner la parole à tout le monde et le fait de décider des choses : car, plus on décidait, plus on fermait le débat, plus on allait vers le vote, et plus on prenait le risque de refabriquer de l’exclusion avec la minorité qui n’aurait pas voté pour — et donc de reconduire l’actuel système de démocratie représentative.

Nuit debout ne voulait pas entrer dans le conflit. La question qui se posait, que j’ai essayé de faire apparaître dans le film, est : peut-on retrouver une puissance politique sans passer par le conflit ? À Nuit debout, ils n’ont pas réussi à le décider, ils n’ont même pas décidé de décider. Le fait de donner la parole est devenu à un moment contradictoire avec le fait de décider. C’est un des points qui ont provoqué l’épuisement de Nuit debout.

C’est le sous-titre du film : « Comment parler ensemble, sans parler d’une seule voix »…

On peut le lire de plusieurs manières : parler ensemble en évitant le leader et parler ensemble, se structurer, en acceptant les désaccords… On n’est pas obligés de passer par le vote : il y a bien des manières de prendre des décisions au consensus, qui ont existé depuis que les hommes et les femmes font société. Les zapatistes, par exemple, ne votent pas, ils délibèrent pendant des heures, des jours, et la décision finale n’a exclu personne, il n’y a pas conflit. Je pense que c’est vers cela que Nuit debout avait envie d’aller. C’est la question qui était posée : peut-on rester absolument unis et, en même temps, construire quelque chose avec un programme — ce que Jacques Rancière appelle passer d’un mouvement spontané à un mouvement autonome ?

Au détour de certaines scènes de « l’Assemblée », on se demande si le parti pris d’égalité devant la parole n’a pas nui à certains rapprochements, avec les syndicats notamment…

Il est vrai que le rapport aux syndicats a été compliqué. Mais ce n’était pas tant les syndicats qui étaient remis en question que leur culture : verticale, dans laquelle les décisions sont prises sans intégrer la parole des salariés. Dans les meetings de syndicats, il y a une héroïsation du syndicaliste qui s’exprime, la recherche d’une parole efficace que tout le monde va applaudir, et la plupart du temps, les gens, la « base » comme on dit, sont spectateurs des décisions du sommet. Et ça, Nuit debout n’en voulait vraiment pas !

Certaines scènes du film montrent aussi des différends politiques entre des gens jeunes et d’autres plus âgés, au sujet d’une nouvelle Constituante par exemple. Un fossé de génération s’est-il exprimé à Nuit debout ?

Je ne sais pas, mais il est clair qu’à Nuit debout, la construction verticale des partis était refusée et que ce qui s’est mis en place, c’est une façon de faire de la politique différemment : en reconnaissant que chacun a quelque chose à dire, et qu’il faut trouver le moyen de faire avec tous ces « chacun »-là, enfin ces « chacun » et ces « chacune » [rires]… Il y avait aussi le désir de construire une communauté sur des bases différentes, comme on peut le trouver dans les Zad, notamment.

Pourquoi avoir choisi d’observer ce travail de libération de la parole citoyenne au détriment d’une attention aux débats politiques ?

Ce qui m’est apparu très fort à Nuit debout, c’est la place donnée à la singularité au sein du collectif. Cette question m’intéresse beaucoup. Tous mes films en parlent. Dans Entre nos mains, par exemple, l’histoire d’une entreprise qui essaie de se transformer en coopérative, ce qui était beau à montrer, c’était la métamorphose des ouvrières au fur et à mesure du processus de transformation de l’entreprise, leur émancipation évidente. Parce qu’on leur laissait plus de place pour s’exprimer… À Nuit debout, on assistait à la même chose : la volonté de laisser les singularités s’exprimer et de construire avec elles, et non pas contre elles. C’est cela que j’avais envie de filmer : cette création de soi, de chaque chacun, chacune, avec le collectif.

Le film oscille entre deux images-symboles : l’assemblée populaire de Nuit debout, ouverte à tous, et l’Assemblée nationale, dont l’accès est bloqué par des CRS.

Ce face-à-face, je l’ai pris très au sérieux. Deux conceptions de la politique, de la démocratie, se retrouvent l’une en face de l’autre. Quelle que soit l’ambition du mouvement Nuit debout, qu’il ait réussi ou pas, ce qui est important, c’est qu’à un moment donné on ait pu se dire : on peut faire autrement. Avec le moment du face-à-face entre les deux assemblées, on touche du doigt que c’est possible… C’est un instant de grâce.

Mais ça n’a eu lieu qu’une fois. Les nuitdeboutistes ont tenté trois fois de rejoindre l’Assemblée nationale après l’annonce du recours à l’article 49.3. La première et la troisième fois, en juillet, ils ont été repoussés très violemment — beaucoup d’arrestations ont eu lieu, moi-même l’ai été, au prétexte que je filmais.

Nuit debout s’est créé contre la loi El Khomri, et la loi El Komri est passée. Considérez-vous que Nuit debout a été un échec ?

Non, la non-annulation des lois El Khomri ne peut pas être imputée à Nuit debout, c’est un échec beaucoup plus collectif. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a eu une répression monumentale, et que les manifestations se sont taries parce que les gens avaient peur. On a eu en face de nous un gouvernement qui ne voulait absolument pas céder : donc, à moins de prendre les armes et de faire la guerre, il n’y avait pas moyen. Il y a eu là un déni de démocratie très grave.

Les dernières images montrent une place de la République qui se vide, à l’approche de juillet…

Nuit debout s’est effectivement délité sur la place. Mais à mes yeux, ce n’est pas un échec. Quelque chose n’a pas pu se faire, la construction d’un collectif programmatique. Mais c’est parce qu’au fond l’objet de Nuit debout n’était pas là : c’était de reprendre la parole. Et tout ce qui a jailli alors a irrigué par la suite la campagne présidentielle de 2017 avec des thèmes passionnants et nouveaux dans une campagne politique : que ce soit le revenu de base, l’écologie et la fin du productivisme, d’autres modèles de démocratie. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a plus personne sur la place que la chose est finie. J’espère que mon film contribuera à ce que cette nouvelle façon de faire de la politique ne soit pas oubliée.

Propose recueillis par Catherine Marin pour Reporterre (27/10/2017)
A lire sur le site Anti-K