Comment un quotidien écolo et alternatif allemand résiste à la crise de la presse grâce à sa forme coopérative
Quotidien national allemand né en 1979 sous forme d’association, la Tageszeitung est passé en coopérative en 1992. Un choix qui a permis au journal de gauche de continuer à informer ses lecteurs en toute indépendance, dans un paysage médiatique en crise. Plus de 15 500 coopérateurs ont rejoint l’aventure. 250 personnes y travaillent. Rencontre avec un journal qui dessine un avenir de la presse fait de solidarité, à l’abri de l’influence des banques et des industriels.

9 h 30, la conférence de rédaction de la Tageszeitung (Le Journal) débute. Une vingtaine de personnes sont assises autour de la table, devant une baie vitrée qui donne sur la Rudi-Dutschke-Strasse, cette avenue de Berlin dont une partie est rebaptisée depuis 2007 d’après le nom du militant de la gauche allemande Rudi Dutschke. Ce vendredi, la Tageszeitung, aussi appelée Taz, a fait sa une sur la crise boursière en Chine. Un choix critiqué par le chef de la rubrique économique : « Les crises financières, ça va, ça vient. Il y en aura d’autres. On aurait pu attendre pour faire cette une. »

À peine une semaine après les festivités de la Saint-Sylvestre, les agressions commises à Cologne le 31 décembre font la une d’une large partie de la presse allemande. La Taz en parle aussi. Pour l’édition du lendemain, elle a entre autres prévu de publier l’interview d’un sociologue germano-iranien et la prise de position d’une féministe musulmane. « Du côté des politiques, les discussions sur les expulsions, toujours les expulsions, c’est du pur populisme ! », s’indigne un des journalistes. Le ton tranche avec le flot médiatique du moment.

Depuis sa naissance en 1979, la Taz a une place bien à part dans le paysage de la presse allemande. Le quotidien a été fondé après la chape de plomb qui s’est abattue sur les médias lors de l’« automne allemand » de 1977. Les autorités du pays mettent alors en place des mesures d’exception suite aux enlèvements et assassinats du groupe terroriste de la Fraction Armée rouge. Depuis cette époque, la Taz est restée résolument de gauche, écolo et alternative. Sans être rachetée par personne ! La Taz n’appartient à aucun groupe de presse. Et pourtant le journal réussit depuis trente-sept ans à maintenir et son indépendance et sa ligne politique. Son secret ? En grande partie sa forme coopérative.

15 500 coopérateurs, mille de plus chaque année

« En 1979, la Taz s’est créée comme association autour d’initiatives politiques, retrace Konny Gellenbeck, directrice depuis vingt ans de la coopérative de la Taz. Ensuite, après la chute du Mur, le journal a fait face à une grave crise. Il était à vendre. Il y a eu des discussions en interne : soit on le vendait à un éditeur de presse, soit on fondait une coopérative. Les salariés ont choisi la deuxième solution. »

Dès sa création en 1992, la nouvelle coopérative réunit environ 3 000 membres prêts à investir dans le journal. Aujourd’hui, la Tageszeitung compte plus de 15 500 membres coopérateurs, qui ont acquis une part d’au minimum 500 euros (payable en 20 mensualités de 25 euros). « Mais on a aussi beaucoup de membres qui commencent avec ce montant et choisissent d’investir plus ensuite, souligne Konny Gellenbeck. Il y a beaucoup de coopérateurs qui donnent 10 000 ou 20 000 euros. Et nous accueillons constamment de nouveaux membres. » Environ mille par an depuis 2008. L’un des derniers arrivés est Bernhard Melchior, habitant de Bavière. Déjà abonné depuis deux ans, il a rejoint l’aventure à la toute fin de 2015, parce que « c’est une manière idéale de soutenir le journal, d’assurer son indépendance et de garantir qu’il ne fasse pas appel à la publicité ».

Ce modèle a en tous cas permis à la Taz de traverser une nouvelle période difficile au tournant des années 2000. Puis de se maintenir à flot à travers la crise structurelle qui touche la presse allemande depuis 2008 : un titre a disparu complètement (le Financial Times Deutschland), plusieurs ont été rachetés, et d’autres ont licencié une partie de leurs équipes. Rien de cela n’est arrivé à la Taz. Grâce à ses membres, la coopérative dispose d’un capital de 15 millions d’euros, qui permet de financer des investissements lourds sans lever de fonds extérieurs. Comme pour le nouveau système informatique d’édition mis en place en 2015. C’est le capital de la coopérative qui a fourni les 1,6 million d’euros nécessaires. La coopérative construit aussi un bâtiment écologique pour abriter les nouveaux locaux du journal à l’horizon 2017.

« Mais le capital de la coopérative ne peut en aucun cas servir à maintenir le budget courant du journal », rappelle Konny Gellenbeck, d’un montant d’environ 22 millions d’euros annuels, il est alimenté par plus de 33 000 abonnements au quotidien papier et 12 000 à l’édition du week-end. À cela s’ajoutent 5 600 abonnés à la version PDF du quotidien ou sur tablette ainsi que 6 500 lecteurs qui paient volontairement une contribution minimum de 5 euros par mois pour lire les articles directement sur le site, pourtant en accès gratuit. La Taz détient aussi la licence de la version allemande du Monde diplomatique, qui compte environ 12 000 abonnés outre-Rhin.

Au plus fort de son existence, la Taz a imprimé 60 000 exemplaires quotidiens. Le journal coopératif ne joue donc pas dans la même catégorie que le tabloïd populiste Bild, deux millions d’exemplaires vendus chaque jour. Il est aussi très loin des plus de 370 000 exemplaires quotidiens du journal de centre gauche Süddeutsche Zeitung ou des 260 000 exemplaires du journal libéral conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung. Bien qu’il soit beaucoup plus modeste que les autres quotidiens nationaux allemands, la Taz a cependant trouvé sa place dans le paysage de la presse du pays.

« Personne ne vient nous dire “les ventes baissent, il faut changer de ligne” »

La Taz parle de tout, de la politique jusqu’au sport, avec 36 correspondants dans le monde entier, de la Chine aux États-Unis, mais aussi en Afrique du Sud, en Ouganda, en Afrique de l’Ouest… « On lit des choses dans la Taz qu’on ne trouve pas ailleurs. Des nouvelles régulières sur des pays d’Afrique par exemple, note le nouveau coopérateur Bernhard Melchior, et j’aime beaucoup leur ton insolent, et parfois très ironique pour certains papiers. » Il y a un an, au moment du bras de fer entre l’Allemagne et la Grèce, le journal a mis en une le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble. À ses côtés, on pouvait lire : « Le commandement en chef de la puissance européenne fait savoir : la Grèce doit faire des économies, la Grèce doit faire encore plus d’économies, la soupe populaire, il faut pouvoir se la payer, la démocratie, il faut pouvoir se la payer, l’élection de partis non autorisés est interdite… Rompez. »

Par Rachel Knaebel (11/02/2016)

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