Comment devient-on féministe ?
La politique, les médias, la mode, la culture, l’art, la santé ou l’espace public, le féminisme semble s’être insinué dans tous les domaines de la société. Mais si cette parole se libère, les raisons qui poussent les féministes à s’autoproclamer comme telles demeurent souvent ignorées. Plusieurs d’entre elles nous expliquent leur cheminement entre déconstruction et contradictions.

Le papa sexiste et la super mamie

“J’ai toujours connu ma mère à la maison”, raconte Julie Couplez, membre du collectif La Barbe depuis sept ans. “Petite, je ne comprenais pas pourquoi ma mère était la seule qui s’occupait de nous, de la cuisine, de nos chagrins.” Sentiment d’injustice précoce face à un père sexiste (même si on ne comprend pas encore le concept), haine absolue des serre-têtes qui grattent et des robes à fleurs façon meringues ?

Dès le berceau, et sans surprise, la future féministe se construit en opposition ou en adhésion avec le discours parental. “On m’a inscrite en club de ski dès l’âge de 3 ans”, explique Réjane Sénac, chercheuse CNRS au Cevipof. “Dans un contexte pyrénéen, avec le modèle d’Isabelle Mir, le fait de faire du ski pour une fille, même en compétition, était perçu comme moins transgressif que pour d’autres sports considérés comme des terrains de jeu virils comme le foot, le vélo ou le rugby.”

Mais une autre figure tutélaire, indépendante et bienveillante, peut parfois apporter des réponses et du réconfort. “Ma grand-mère m’a appris qu’il était impératif de tout faire pour avoir les moyens de sa liberté et donc de l’égalité. J’ai eu un mal fou à avoir mon permis de conduire et elle me disait : ‘Tu vas l’avoir, tu n’as pas le choix, car il ne faut pas que tu aies, comme moi, à demander à quiconque de te conduire quelque part.’ ”

Alors que Camille Emmanuelle, auteure de Sexpowerment, se souvient avoir entendu le mot “féminisme” pour la première fois dans la bouche de sa grand-mère, Julie Couplez voit en son aïeule une inspiration et une raison à ses engagements présents : “Elle a été victime de violences : séquestration (voire inceste, mais on ne saura jamais) par mon arrière-grand-père. Quelque part, c’est un peu pour elle que je mène ce combat aujourd’hui.”

La fac et les premières manifs

A la fac, tout se bouscule. La féministe en herbe plonge avec délice dans des montagnes d’ouvrages référents et vit son “dépucelage” militant. Dans les années 1990, Marie Donzel fait son coming-out féministe alors qu’elle milite au sein de Act Up : “A l’époque, la réflexion, la discussion et l’engagement sur les questions de genre étaient essentiellement le fait des associations de lutte contre le sida.”

De son côté, Fatima Benomar, membre des Effronté-e-s, découvre le syndicalisme étudiant avant de rejoindre Osez le féminisme, sur l’invitation de sa camarade de l’Unef Caroline de Haas. “C’était une délivrance orgasmique, les mots me touchaient là où il faut ! J’ai dévoré tout ce qui pouvait me passer entre les mains, notamment les travaux de Françoise Héritier.”

Alors qu’elle baigne dans une culture politique et militante d’extrême gauche depuis l’enfance, Camille Emmanuelle trouve féminisme à son pied à travers des rencontres dans le milieu queer et sex positive, sur des blogs ou dans le magazine en ligne Bustle.

    “Avant internet, ma culture féministe était limitée aux classiques (De Beauvoir, Badinter et Butler). En étudiant l’histoire des sexualités ou du porno, j’ai aussi compris que tant qu’on ne se débarrasserait pas des stéréotypes sur la sexualité féminine et masculine, on ne ferait pas avancer le féminisme.”

Le choc du couple hétérosexuel

Si un féminisme assumé fait fuir un bon nombre de représentants de la gent masculine, terrifiés à l’idée (fausse) de se faire émasculer, la première relation hétérosexuelle constitue souvent un moment charnière de la “révélation” féministe. Un moyen empirique d’éprouver la domination masculine et tout ce qu’elle véhicule : archétypes de séduction, rôles figés, sexualité codifiée… Et de déchanter. “Comme je l’ai appris avec mon premier petit ami, la relation “de base” entre homme et femme est sexiste et sexuée”, commente Alice Pfeiffer, rédactrice en chef du magazine Antidote et spécialiste des questions de genre.

    “J’ai eu le sentiment que je pouvais passer des années sans jouir, ça n’avait pas trop d’importance tant que j’acceptais de me faire prendre en levrette. Cette expérience m’a éveillée à tout un fonctionnement social, où l’intime et le politique sont synonymes. Les Gender Studies sont venues de là : quand on parle de cul, on parle souvent de tout sauf de cul.”

C’est en remettant en cause ce schéma et après avoir décidé de se séparer du père de son fils pour vivre avec une femme que l’auteure Eli Flory commence à creuser les questions féministes. “Je me suis d’abord intéressée au féminisme en tant que mouvement politique d’émancipation, parce que je me suis plongée dans l’histoire de l’homosexualité. Que des trucs qu’on ne t’apprend pas à l’école !”

Des sexistes repenties ?

Pas facile de se départir de schémas ressassés depuis le landau. Quoique le féminisme soit souvent présenté comme une sorte d’absolu qui sous-entend d’avoir pensé, mangé, respiré “droits des femmes” depuis toujours, la féministe est née dans la même société patriarcale que tout le monde et a parfois reproduit ses codes avant de les déconstruire.

“Petite, je voulais faire comme les garçons, confie Fatima Benomar. Avec mon cousin, on se lançait des défis physiques pour savoir qui arriverait à grimper dans tel arbre, à telle hauteur… Ce féminisme primitif passait par un grand mépris pour l’identité de genre féminine.”

Marie Donzel reconnaît également avoir mis du temps à abandonner certaines conceptions essentialistes, notamment sur les prétendus liens entre féminité et maternité, et à reconsidérer son rôle social. “Je m’accordais avec les garçons sur le fait que les autres filles étaient des connes. J’ai pas mal méprisé mon genre, en fait, renvoyant très souvent les femmes à leur séduction plutôt que reconnaissant leurs qualités personnelles. Avec le recul, je pense que je voulais faire partie des mecs.”

Et la fameuse jalousie, présentée comme l’apanage du sexe féminin, n’est jamais très loin. “Si un mec me quittait pour une autre meuf, elle devenait la salope de service”, admet Camille Emmanuelle. “C’était violent. Je n’avais pas développé de sororité, ce que m’a appris le féminisme.”

“Tu recraches ce que tu entends toute la journée et tu crois que c’est ça penser”, résume Eli Flory. “Je sortais des phrases à la con du type : la femme idéale, c’est celle qui suce et qui fait bien la bouffe…”

Féministes tant qu’il le faudra

Heureusement, chausser des lunettes féministes offre une tout autre approche ! Bien plus qu’une simple passade ou une rébellion adulescente, le féminisme, c’est pour la vie. “C’est comme la pilule rouge dans Matrix, estime Fatima Benomar. Quand on choisit de l’avaler et qu’on s’extraie de la Matrice, de la vie vue et défendue par les mythes patriarcaux, on ne peut plus revenir en arrière.”

“Ma question n’est pas : serai-je encore féministe jusqu’à la fin de ma vie ?”, mais plutôt “quelle féministe je vais être dans les prochaines étapes de ma vie et dans les prochains contextes (personnels, sociaux, ou carrément historiques) que je vais rencontrer ?”, précise Marie Donzel. Si Camille Emmanuelle se voit bien en “mamie féministe”, Julie Couplez tente de rester positive face à un contexte socio-politique inquiétant pour les droits des femmes. “Beaucoup d’inégalités sont devenues insidieuses et invisibles et j’aimerais qu’il y ait moins de clivages sur ces sujets au sein des différents mouvements. Féministe tant qu’il le faudra comme on dit !”

Par Eloise Bouton

A lire sur lesinrocks.com (04/02/2017)