Pourquoi la socialisation du secteur bancaire est-elle préférable au système bancaire privé actuel ?
« … Nous pouvons dire que les banques françaises portent une part importante de la responsabilité de nos malheurs. » (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre. Exclamations à droite). |1|

Christian Pineau, rapporteur général de la commission des finances et du contrôle budgétaire, session de l’Assemblée nationale constituante, 1re séance du dimanche 2 décembre 1945.

Un constat : les banques restent aujourd’hui un impensé de la théorie économique hétérodoxe … et surtout de sa praxis
« Par sa nature ambivalente, le système de crédit tend, d’une part, à développer l’élément moteur de la production capitaliste – l’enrichissement par l’exploitation du travail d’autrui – pour l’ériger en un pur système de jeux et de tripotages, et à restreindre toujours davantage le petit nombre de ceux qui exploitent la richesse sociale ; d’autre part, à constituer la forme de transition vers un nouveau mode de production. C’est précisément cette ambivalence qui confère aux principaux porte-parole du crédit, de Law jusqu’à Isaac Pereire, ce caractère plaisamment hybride d’escrocs et de prophètes. »
Karl Marx, Le Capital |2|

Au fond, si l’on s’en tient à l’essentiel, entre le moment où Marx écrivait ces lignes, il y a près d’un siècle et demi, et aujourd’hui, bien peu de choses ont changé. La récente crise de 2007-2008 en a apporté une preuve supplémentaire : la finance reste plus que jamais un casino et si les banquiers peinent à revêtir les habits de prophètes, sauf lorsqu’il est question de malheur, leurs costumes d’escrocs leur vont toujours à ravir. Pourtant, si la pensée économique critique est riche en analyses de crises, pointue en études rétrospectives des bouleversements intervenus ces dernières décennies et prolixe en dénonciations du capitalisme financiarisé, on ne peut que déplorer son indigence et son laconisme quand il s’agit de mettre sur la table des propositions concrètes d’alternatives au système bancaire actuel. Pour paraphraser Heidegger, on pourrait dire que la pensée économique hétérodoxe est « pauvre en monde bancaire alternatif ».

En effet, si la crise de 2007-2008 a suscité une pléthore d’articles, de livres et de témoignages sur le monde de la finance, la quasi-totalité de cette production s’est limitée à constater, décrire, critiquer, et s’est gardée de proposer des réponses d’application pratique ni même de dessiner quelques perspectives solides susceptibles d’en constituer les premiers jalons. Cette carence se retrouve également dans les programmes des partis politiques à la gauche d’une social-démocratie en pleine décomposition, dans les textes des organisations syndicales et dans les analyses des associations porteuses d’une critique sociale. Nous sommes ici confrontés à un impensé de la pensée économique hétérodoxe.

Cette situation est d’autant plus incompréhensible que la crise de 2007-2008 et ses prolongements dans la crise des dettes souveraines ont révélé au grand jour le rôle essentiel joué par la finance et les grandes banques privées ainsi que leur responsabilité dans la mise à mal des économies. La gravité de ces crises se traduisant par les cures d’austérité infligées aux populations a souligné la nécessité de prendre le contrôle des banques et d’en faire un service public sous contrôle citoyen.

Ces dernières années, des organisations telles Attac, la Plateforme des paradis fiscaux et judiciaires ou le CADTM ont contribué à faire la lumière sur le rôle néfaste des pratiques spéculatives des banques privées, et de nombreux livres et articles ont relancé le débat sur la question des banques. Je pense à deux ouvrages en particulier, le livre d’Éric Toussaint, Bancocratie et au Livre noir des banques, co-produit par Attac et Basta |3|. Il y a eu également le texte, « Que faire des banques ? » qui a recueilli une large audience non seulement en France mais aussi au Royaume-Uni et en Espagne, et qui continue aujourd’hui à susciter des réflexions |4|.

Mais cela n’est pas suffisant, il reste encore beaucoup à faire pour arriver à une proposition d’ensemble partagée, cohérente et opérationnelle, c’est-à-dire une proposition prévoyant tout à la fois un plan d’organisation du secteur bancaire et des assurances, les modalités concrètes de sa mise en place ainsi que les mesures pratiques prévues pour remédier aux inévitables tentatives de déstabilisation qu’un tel projet ne manquerait pas de susciter. Ce déficit en matière de propositions se double d’une carence en ce qui concerne les initiatives sur le terrain associant la population pour aller au-delà d’une simple démarche pétitionnaire et engager des actions concrètes. L’exemple des audits citoyens en donne une parfaite illustration.

Créé en France à la fin de l’année 2011, le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (CAC) s’était fixé pour mission de procéder à l’audit de la dette publique nationale, de la dette sociale et des dettes des acteurs publics locaux, en particulier ceux contaminés par les emprunts toxiques. Or, il aura fallu attendre mai 2014 pour que le rapport d’audit sur la dette publique de la France voit enfin le jour |5|. En ce qui me concerne, un an plus tôt, en mai 2013, j’avais publié dans l’urgence un livre à vocation pratique destiné à permettre aux militantes et aux militants des collectifs locaux d’audit citoyen de réaliser l’analyse de la dette de leur collectivité et de leur hôpital public |6|. Dix annexes à la fin de cet ouvrage constituaient autant d’outils pratiques destinés à aider les camarades de ces collectifs à engager leurs investigations et à poser les premiers jalons d’une réappropriation citoyenne de la politique locale. À ce jour, on recense une dizaine d’initiatives d’analyse approfondie de dettes locales menée dans la durée sur la centaine de CAC locaux constitués entre fin 2011 et fin 2012. Citons pour mémoire les travaux des collectifs du CAC 21 à Dijon, du Conseil Populaire 68 pour l’abolition des dettes publiques à Mulhouse, du CAC 67 à Strasbourg, du CAD 69 à Lyon, du CAC de Rouen, enfin les actions de quelques militants à Nice, Châtenay-Malabry, Oullins, Nîmes, Vichy et Lormont. Mais avant de développer notre réflexion, il importe de revenir sur la définition de quelques mots essentiels.


Petit préambule sémantique : étatisation, monopole, nationalisation, socialisation…

« Mais, dans tous les cas, il est toujours préférable de se mettre d’accord sur la chose elle-même, grâce à des définitions, plutôt que sur le nom isolé, sans définition. »
Platon, Sophiste |7|

Politiques, syndicalistes, juristes, tous ont contribué à alimenter le débat autour de ces notions et, au-delà du seul aspect définitionnel, ont aidé à cerner les enjeux dont elles sont porteuses. Partant des définitions proposées par Lucien Laurat, économiste responsable de l’Institut supérieur ouvrier de la CGT, Jean-Louis Robert écrit : « La nationalisation se distingue de l’étatisation en ce qu’elle est appropriation collective par la nation, et que les forces productrices, les consommateurs doivent intervenir dans la gestion de l’entreprise nationalisée au même titre que l’État. Mais, aussi, la nationalisation se distingue de la socialisation qui est « une transgression » du cadre capitaliste. On considère généralement que la collectivisation qui s’accomplit dans le cadre du régime capitaliste est une nationalisation, tandis qu’on réserve le terme de socialisation à la collectivisation qui transgresse la cadre capitaliste et qui est réalisée par les travailleurs organisés exerçant le pouvoir. » |8|

Lors d’un colloque organisé en mai 1984, des historiens et des acteurs de la Résistance échangent sur ces questions. Jean-Jacques Becker rappelle que pour les communistes, « les nationalisations ne sont pas des mesures de caractère socialiste quand elles sont réalisées dans le cadre d’un État capitaliste. » Pour Georges Rougeron (secrétaire du Comité départemental de la Libération de l’Allier et secrétaire de la Fédération socialiste de ce département), « en 1944, le souvenir du Cartel et de 1936 nous a donné le souci de soustraire l’État aux grands intérêts d’argent, il ne fallait pas que le nouveau pouvoir se heurtât aux difficultés qui avaient été celles des expériences précédentes : les nationalisations devaient permettre de casser cette influence dans un objectif immédiat. Dans un objectif un peu plus lointain, la socialisation devait permettre d’établir les prémisses d’une société nouvelle. » |9|

Les réalités que recouvrent les mots sont essentielles. Serge Berstein rappelle un épisode fort instructif sur ces questions de vocabulaire survenu à l’occasion d’une réunion de l’instance dirigeante du parti socialiste : « … au comité directeur du 20 février 1945, Jules Moch |10| demande une correction du procès-verbal de la séance du 6 février qui lui fait évoquer les nationalisations alors que, dit-il, c’est de socialisations qu’il a parlé. En quoi consiste la différence ? Pour les socialistes, elle réside fondamentalement en trois caractères qui permettraient de distinguer les socialisations qu’ils envisagent de certaines formes de nationalisation : les capitalistes seraient éliminés, non seulement de la propriété, mais aussi de la gestion des entreprises ; celles-ci ne donneraient pas naissance à un capitalisme d’État qui ne ferait que substituer un patron à un autre ; la gestion serait démocratique, associant les travailleurs, les techniciens, les représentants des intérêts généraux dans des conseils tripartites jouissant d’une autonomie de gestion. L’entreprise socialisée apparaîtrait ainsi comme le laboratoire de l’émancipation des travailleurs, base de la société nouvelle que rêvent d’édifier les socialistes. » |11|

Le sujet ne laisse pas insensible les juristes. Le JurisClasseur Civil a consacré deux cahiers aux nationalisations en décembre 1948. Le premier article part de la définition donnée indirectement par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui affirme dans son alinéa 9 : « Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Les auteurs complètent cette définition avec celle proposée par Marcel Waline dans son manuel élémentaire de droit administratif où « la nationalisation s’y trouve caractérisée par son but : la volonté d’éliminer d’une entreprise la direction capitaliste. » |12| Comme il est précisé, plus loin, ce transfert de propriété à la collectivité qui s’accompagne de l’éviction de la direction capitaliste est accompli « dans l’intérêt général ». Cette élimination de la direction capitaliste est essentielle pour les auteurs pour qualifier le but de la nationalisation et différencier cette dernière d’une opération de création de monopole d’État dans laquelle « le but poursuivi, d’ordre exclusivement fiscal, étranger à tout anti-capitalisme de principe, ne permet pas d’assimiler les deux opérations. » |13| Ils prennent bien soin également de distinguer la nationalisation de l’étatisation (la première voit la « collectivité », et non pas nécessairement l’État, prendre en charge l’entreprise), du procédé de l’économie mixte (dans cette dernière le transfert ne porte pas sur la totalité du capital de l’entreprise, et encore moins sur l’entreprise elle-même), et ils relèvent que son but n’a pas nécessairement pour résultat de transformer une entreprise privée en service public (l’entreprise nationalisée pouvant être un service public assuré par le biais d’une entreprise d’économie mixte). |14|

Ce que nous retenons de ces contributions et qui nous confirme dans notre préférence pour la socialisation, c’est que celle-ci est un instrument pour l’édification d’une société nouvelle caractérisée par le rôle actif des travailleurs, la participation de la population à la gestion, la mise en avant de l’intérêt général et du service public et, pour reprendre le propos des rédacteurs du JurisClasseur, un anti-capitalisme de principe.

Par Patrick Saurin

Lire la suite sur cadtm.org (02/02/2017)