Pour éviter l’effondrement du vivant, il faut changer l’agriculture et l’alimentation
Les États membres de l’IPBES, le « Giec de la biodiversité », ont adopté un rapport inédit qui alerte sur l’effondrement du vivant. L’agriculture industrielle et la consommation de viande sont les causes majeures de ce déclin. Un changement de modèle agricole et une reconnaissance des peuples autochtones pourraient permettre d’éviter l’extinction.

Fumée verte à l’Unesco : après une semaine de laborieuses négociations, les représentants des 130 États membres de l’IPBES — acronyme désignant la « plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques » — ont accouché d’un « résumé des décideurs » samedi 4 mai peu après 14 h. Quarante pages qui condensent les 1.800 feuilles du rapport scientifique de l’IPBES sur l’état de la biodiversité dans le monde. Quarante pages qui « doivent inciter chacun à agir, et en premier lieu les dirigeants », dit à Reporterre Hélène Soubelet, de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, et membre de la délégation française. Car rapport et résumé ne laissent pas place au doute : « Nous assistons à un effondrement général de la biodiversité, qui n’est plus discutable », nous dit Yann Laurans, directeur des programmes biodiversité de l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales), qui a suivi les débats comme observateur. Autrement dit : sans changement de cap radical et rapide, nous allons dans le mur.

Les scientifiques estiment ainsi que plus d’une espèce vivante sur huit — soit un million — pourraient disparaître de la surface du globe dans les prochaines décennies. Si l’on ne s’intéresse qu’aux animaux et aux plantes suivies par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui exclut notamment les insectes, la proportion d’espèces menacées d’extinction atteint un quart. « C’est énorme, et cela va très vite, il est possible que les jeunes générations voient la disparition de certains milieux comme les récifs coralliens, dit Yann Laurans. Autrefois, quand on traversait la France en voiture, il fallait à s’arrêter pour nettoyer son pare-brise afin d’en retirer les insectes… Aujourd’hui, c’est fini, mais ce n’est pas une bonne nouvelle. »

    Il est probable qu’au moins un million d’espèces animales et végétales — plus d’une sur huit — sont actuellement menacées d’extinction mondiale. La proportion d’espèces actuellement menacées d’extinction mondiale (c’est-à-dire inscrites sur la liste rouge de l’UICN comme étant vulnérables, en danger ou en danger critique d’extinction) est en moyenne d’environ 25 % dans un large éventail de groupes taxonomiques animaux et végétaux. »
    Rapport de l’IPBES

« On déforeste pour cultiver du soja pour donner à manger à votre poulet »

Dans le sillon d’autres études scientifiques, le rapport montre que l’effondrement de la biodiversité est en premier lieu dû aux changements d’utilisation des sols. Les terres s’urbanisent, mais surtout des forêts, des zones humides ou des prairies naturelles sont transformées en champs ou en pâture. La faute à la croissance démographique, à l’élévation des niveaux de vie, et à l’augmentation exponentielle de la consommation de produits animaux : « Il y a un lien direct entre la nature qui s’effondre et le contenu de notre assiette, dit Yann Laurans. Schématiquement, le problème, c’est qu’on déforeste pour cultiver du soja pour donner à manger à votre poulet. » Ainsi, réduire notre consommation de protéines animales permettrait de libérer 10 à 30 % de la superficie agricole actuelle.

Plus globalement, « notre alimentation industrielle et notre modèle agricole sont en cause, précise M. Laurans Plus vous mangez de sucre, de graisse, de produits animaux, tout ça produit par l’industrie, plus vous participez à l’effondrement du vivant ». La progression de l’agriculture s’est principalement faite au détriment des forêts. Au total, ces changements d’usages des terres concernent plus de la moitié des surfaces terrestres libres de glace. Sans oublier l’utilisation massive de pesticides. Plus de 50 % des mesures de concentrations en insecticides dans le monde dépassent les seuils réglementaires. Conclusion, développée dans une synthèse du rapport publiée par l’Iddri, « depuis les années 1980, l’intensification agricole a doublé la consommation en eau et en pesticides, triplé celle d’engrais, décuplé la densité en volailles, mais elle n’a pas permis de relâcher la pression sur la consommation de terres ». Pour les océans, c’est la pression de pêche qui est la cause principale de déclin.

« Tout ceci se passe très rapidement, avec des effets immédiats, explique Hélène Soubelet. L’agriculture industrielle pompe l’eau, détruit des habitats, et aussi la biodiversité des sols. » Un système mortifère, d’après la chercheuse, qui prédit une « catastrophe alimentaire » : « D’ici à 2025, donc demain, on pourrait avoir jusqu’à 50 % de baisse de rendement si on ne fait rien, notamment parce qu’il n’y aura plus de microorganismes dans les sols, qui sont indispensables aux plantes. »

Seule bonne nouvelle, nous pouvons encore inverser la tendance ! « À l’échelle individuelle, chacun peut choisir de favoriser la biodiversité en consommant bio, local et de saison », affirme Mme Soubelet. Au niveau global, il s’agit de maintenir et de développer des systèmes agricoles diversifiés et agroécologiques en lieu et place de monocultures intensives. Planter des haies, sortir des pesticides, stopper les « subventions néfastes » qui favorisent la surpêche et l’industrialisation agricole.

    La consommation « non durable », auparavant le fait d’une minorité privilégiée, se généralise et augmente en volume. La mondialisation pousse en effet à une homogénéisation parallèle de l’alimentation et de la production agricole, ainsi qu’à la perte de sa spécificité locale. De ce fait, le nombre d’habitants qui consomment plus de produits de l’industrie agroalimentaire à base de viande, de poisson, de lait, d’œufs et de sucres a considérablement augmenté, la consommation par tête ne s’est pas allégée, et c’est ce qui explique en grande partie la pression continue sur l’espace pour l’alimentation. L’alimentation carnée mobilise un tiers des cultures via les céréales pour l’alimentation des animaux, et au total les trois quarts de l’usage agricole du sol. La pêche industrielle couvre 55 % de l’océan. »
    Synthèse de l’Iddri sur l’Évaluation mondiale

La reconnaissance des peuples autochtones comme solution pour l’avenir

Autant de pratiques « durables » toujours utilisées par les peuples autochtones et les communautés locales. Le rapport de l’IPBES leur fait la part belle, estimant que leurs pratiques de chasse, d’agriculture, de pêche sont généralement favorables à la préservation de la biodiversité, voire en sont les garantes. Or, les peuples indigènes représenteraient entre 300 et 370 millions de personnes, tandis que les communautés locales pourraient réunir jusqu’à 1,5 milliard d’habitants, soit près de 20 % de la population mondiale. Et leurs territoires se recoupent souvent avec des zones clés pour la conservation de la biodiversité. Voilà donc peut-être une partie de la solution, pourvu qu’on garantisse à ces groupes souvent marginalisés l’accès à la terre, aux semences, à l’eau, et le respect de leurs droits fondamentaux.

    Un plus grand respect et une plus grande reconnaissance des droits, des institutions et des systèmes de connaissances des peuples autochtones et des communautés locales (IPLC) offrent d’importantes possibilités de faciliter la conservation de la nature et l’apport de la nature à la société en général (…) Les options pour maximiser les contributions de l’IPLC à la durabilité comprennent la reconnaissance de l’autodétermination (y compris la souveraineté alimentaire et les droits fonciers), une participation accrue à la prise de décision en matière de gestion des ressources (notamment par le renforcement des capacités et le soutien financier) et des outils de collaboration, de cogestion, des innovations traditionnelles et du partage équitable des bénéfices. »
    Rapport de l’IPBES

« Le rapport est alarmiste mais il montre qu’il y a des solutions, estime Hélène Soubelet. Après, il n’est pas prescriptif, il ne dit pas ce qu’il faut faire. Ce sont aux politiques d’agir. » Des dirigeants qui se montrent pour le moment très prudents. « Les travaux scientifiques font très clairement apparaître le besoin de se donner des objectifs sectoriels, analyse pour sa part Yann Laurans. Quelle réduction des pesticides, quels outils règlementaires pour la protection des peuples autochtones, quels financements pour l’agroécologie… C’est la partie politique, plus délicate, donc pour le moment, on tourne autour du pot. »

Les prochaines années seront émaillées de conférences internationales sur le sujet, principalement la COP15 « Biodiversité » en Chine, en 2020, qui devrait être l’équivalent du sommet pour le climat de Paris. Le G7 de l’environnement, qui s’achève ce lundi à Metz, puis le G7 des chefs d’États, prévu à Biarritz à la fin du mois d’août, pourraient aborder le sujet. Des discussions sont également en cours à l’Organisation mondiale du commerce à propos des subventions qui encouragent la surpêche. « Il y a aussi toutes les négociations autour des accords commerciaux, avec le Mercosur, ou les États-Unis », souligne M. Laurans. Avec le rapport de l’IPBES, les scientifiques ont fait leur part du travail : alerter sur l’urgence et la gravité de la situation écologique. Le vivant a désormais besoin d’un sursaut politique.

LES AUTRES ÉLÉMENTS SAILLANTS DU RAPPORT

Le rapport met évidence cinq facteurs d’effondrement du vivant. Outre le changement d’affectation des terres, il souligne également la surexploitation des ressources (pêche, mine, exploitation forestière), les pollutions généralisées, chimiques notamment, qui détruisent tous les écosystèmes (eau, air, sous-sol), les espèces exotiques envahissantes, et le changement climatique. « Depuis 1980, les émissions de gaz à effet de serre ont doublé, la température moyenne de la planète a augmenté d’au moins 0,7 degré et la pollution plastique a décuplé. Plus de 80 % des eaux usées mondiales sont rejetées dans l’environnement sans traitement, tandis que 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, de solvants, de boues toxiques et d’autres déchets sont déversés dans les eaux mondiales chaque année. Le nombre d’espèces exotiques envahissantes a doublé en 50 ans. » Sont aussi évoquées comme facteurs néfastes à la biodiversité : l’exploitation minière, les barrages, les routes et les villes, le tourisme, le transport aérien et maritime de marchandises et de personnes

Parmi les objectifs esquissés, en plus du changement de modèle agricole, le rapport souligne qu’il est prioritaire « d’atteindre les objectifs climatiques tout en préservant et en restaurant la nature et ses contributions à la population. Afin d’atteindre des objectifs substantiels d’atténuation du changement climatique, une augmentation importante des plantations dédiées à la bioénergie a été proposée, mais en raison de sa grande superficie, il est peu probable que cela soit compatible avec les objectifs de biodiversité ». Il s’agit également de « réaliser la conservation et la restauration de la nature sur les terres tout en contribuant positivement au bien-être de l’homme », via l’expansion des réseaux actuels d’aires protégées.

Par Lorène Lavocat (publié le 06/05/2019)
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