Pour avancer vers des changements profonds, l’auto-organisation de la population et la pression populaire sur les gouvernements sont indispensables
En voyant ta trajectoire, on constate que tu as été actif dans de nombreux mouvements politiques et sociaux. Quand as-tu décidé de faire de la lutte contre le remboursement de la dette ta cause principale ?

Très vite. En 1983, nous avons eu à nous battre à Liège, la ville où j’habite, de plus de 200 000 habitants, contre un plan d’austérité très sévère présenté sous le prétexte qu’il fallait pouvoir payer une énorme dette publique. À ce moment-là un audit militant de la dette a été réalisé et c’est la première fois que l’on a considéré la possibilité de remettre en cause sa légitimité. En 1986, une campagne a été lancée à Liège pour demander que la dette illégitime ne soit pas payée. En outre, en 1982, beaucoup de pays du tiers-monde, puisqu’on les appelle ainsi, avaient déjà souffert de crises de la dette, et nous pouvions nous appuyer sur l’exemple de deux figures de la politique internationale pour commencer notre lutte : celle du dirigeant cubain, Fidel Castro, qui avait appelé à former en 1985 un Front des pays du Sud contre le remboursement de la dette (voir), et celle d’un dirigeant africain qui, la même année, a suivi la même voie que Cuba, Thomas Sankara, du Burkina Faso. En 1989, l’analyse de la situation m’a convaincu qu’il était fondamental de lutter aussi au Nord pour l’abolition de la dette, même si la solidarité avec le Sud restait prioritaire. C’est pour toutes ces raisons que j’ai participé à la création en 1990, du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde qui est devenu, en 2016, le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM).

À quoi te réfères-tu lorsque tu parles de dette illégitime ?

C’est une dette qui a été contractée pour favoriser l’intérêt particulier d’une minorité privilégiée contre l’intérêt général de la population. Celui des élites qui sont au pouvoir ou les banquiers, par exemple, qui sont les responsables de la crise financière et ont été renfloués – un sauvetage qui a entraîné une explosion de la dette publique, comme cela a été le cas en Espagne et dans d’autres pays il y a quelques années. Cette dette peut aussi être illégale, dans le cadre de contrats colossaux (où les créanciers en retirent des profits abusifs), ou encore lorsque les taux d’intérêts ou certaines conditions du contrat font que celui-ci est nul selon les règles du droit.

Dernièrement le CADTM, outre la dette publique, met l’accent sur un autre problème. Vous parlez des effets de la dette privée : microcrédits, dette hypothécaire, dette étudiante… Comment fonctionne ce genre de dettes ?

Nous avons observé ces dix dernières années qu’il y a eu une augmentation générale des dettes illégitimes privées des ménages. C’est ce qui s’est passé aux États-Unis avec la bulle des subprimes –des prêts hypothécaires qui ont été octroyés à des gens présentant de hauts risques au niveau des remboursements. Plus de 500 000 contrats abusifs de dette hypothécaire ont été identifiés ; pour certains d’entre eux, il n’y avait même pas la signature du contractant car ils avaient été « convenus » par téléphone et par conséquent sans que le contrat n’ait été lu. Les abus des banquiers ont entraîné l’expulsion de près de 14 millions de familles de leurs logements entre 2007 et aujourd’hui aux États-Unis. En Espagne, il y a près de 300 000 familles expulsées. La dette étudiante est une autre forme de l’explosion de la dette privée illégitime, en particulier aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et au Japon. Cela coïncide avec des pays qui ont connu des réformes néolibérales très poussées dans le domaine de l’éducation, avec des coupes budgétaires, la suppression des bourses, ce qui a poussé de nombreux étudiants à s’endetter pour pouvoir payer leurs études. Aux États-Unis deux étudiants sur trois ont une dette moyenne de 27 000 dollars et au Japon, ce sont 30 000 dollars pour un étudiant sur deux (voir). Il y a encore un autre exemple de dette privée illégitime en expansion : le microcrédit. À partir de 2005, une campagne internationale a été menée pour vendre le microcrédit. Les Nations unies ont déclaré l’année 2005 « Année internationale du microcrédit » ; l’économiste bengali Muhammad Yunus, promoteur du microcrédit et fondateur de la Grameen Bank, a reçu le prix Nobel de la paix en 2006. Des présidents comme l’espagnol Zapatero, le brésilien Lula ou le français Chirac, ont soutenu publiquement cette initiative. Nous nous rendons compte maintenant que ce n’est qu’un piège, un mécanisme de reproduction de la pauvreté (voir, voir aussi).

Comment fonctionne le microcrédit ?

Ce sont en général des prêts de 100 à 300 dollars. Au début, dans le cas de la Grameen Bank (la première banque à octroyer des microcrédits au Bangladesh), pour obtenir un microcrédit il était nécessaire d’avoir l’aval de 5 à 25 personnes. C’est-à-dire que si la personne ne pouvait pas payer la dette, c’étaient les garants qui payaient pour elle. Mais aujourd’hui une personne qui demande un crédit de 100 dollars doit d’abord donner 30 dollars comme garantie à la banque, et ne touchera que 70 dollars nets. Mais elle doit payer un intérêt qui va de 30 à 50 % sur les 100 dollars demandés. Si elle ne peut pas payer, la banque garde les 30 dollars de garantie. C’est une arnaque de grande envergure. Actuellement, au Bangladesh, un pays de presque 160 millions d’habitants, 20 millions de personnes ont des microcrédits. En y réfléchissant bien, c’est un défi stratégique du capital financier afin de dégager du profit grâce aux 2 milliards de personnes adultes qui vivent sans compte en banque. Actuellement, ce sont près de 100 millions de personnes qui ont des microcrédits. Pour le capital, donner 200 ou 300 euros à des personnes pauvres est un crédit très limité, mais finalement, le plus important c’est la rentabilité qui, dans le cas des microcrédits, se situe entre 20 et 25 % de l’investissement réalisé. Ce sont vraiment des chiffres excellents pour un capitaliste.

Pour que ces gens finissent par demander un microcrédit, c’est que beaucoup de choses n’ont pas marché auparavant…

Évidemment. Il y a une dégradation des services publics à l’échelle mondiale. Dans beaucoup de régions, les paysans avaient accès à des banques publiques de crédit agricole. Suite aux recommandations de la Banque mondiale et du FMI, ainsi qu’au virage à droite de beaucoup de gouvernements des pays en développement, ces banques ont disparu au bénéfice des agences de microcrédits. Avec la Révolution verte, les paysans et paysannes s’endettent pour pouvoir semer et acheter les semences et les pesticides de Monsanto. Quand la récolte est mauvaise et qu’ils ne peuvent pas rembourser, ils se surendettent. Il ne faut pas oublier non plus que ce sont les femmes qui prennent le plus de microcrédits (81 % du total selon les statistiques). Et finalement ce sont elles qui souffrent le plus de la pauvreté.

Dans certains de tes articles, tu soulignes la stratégie de l’ajustement structurel progressif –l’application de mesures d’austérité dans un secteur mais pas dans d’autres pour éviter l’unification des luttes- et l’OCDE a même cautionné cette stratégie en publiant un guide pour que les gouvernements puissent l’appliquer (voir). Le capitalisme n’a plus peur d’abattre ses cartes ?

En effet. En plus, cela fait des années que la Banque mondiale publie régulièrement le rapport Doing Business, qui comporte une classification des pays dans laquelle ceux qui offrent les conditions les plus favorables aux licenciements massifs ou les pires conditions de travail sont ceux qui obtiennent le plus de points. Il est très important que les travailleurs comprennent que l’offensive du patronat s’appuie sur les arguments des gouvernements concernant la réduction de la dette publique. Les porte-paroles du grand capital ont une arrogance jamais atteinte avant la victoire électorale de Margaret Thatcher. Aujourd’hui ils expriment de plus en plus ouvertement leurs désirs.

Par Eric Toussaint et Victor Lustres

Lire la suite sur le site cadtm.org  (04/08/2017)