Pollution et dividendes : « Il faut que le gouvernement arrête de se défausser et soumette les multinationales »
 Regards. D’après vos calculs, en 2018, les dix sociétés les plus polluantes du CAC 40 ont émis 3,1 milliards de tonnes de CO2 et versé près de 20 milliards d’euros de dividendes. Que proposez-vous pour arrêter cette machine infernale ?

Clément Sénéchal. Notre proposition [1], c’est de rompre les liens d’intérêts lucratifs qui existent entre les marchés financiers, les investisseurs et les industrie polluantes, notamment les multinationales du CAC 40. Pour y arriver, il faut soumettre les multinationales aux objectifs de l’accord de Paris, donc fixer dans la loi des objectifs contraignants, annuels, de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, avec l’interdiction de verser des dividendes si jamais elles ne se conforment pas à ces objectifs. Si les entreprises dépassent les objectifs fixés par la loi (et reversent des dividendes), elles auront un redressement fiscal et on mettra l’argent dans la transition écologique. Si elles respectent leurs engagements, elles réinvestissent leurs bénéfices dans leur appareil productif pour le conformer aux objectifs climatiques. Ça pousserait les multinationales – cinq d’entre elles, en France, ont une empreinte carbone équivalente ou supérieure à l’ensemble du territoire national – à réorienter la structure de leurs activités économiques. Ça pousserait les marchés financiers à revoir leurs stratégies d’investissement. On sait que les marchés n’arrivent pas du tout à intégrer le risque climatique dans leur stratégie. Enfin, ça pousserait l’État à articuler un ensemble de politiques publiques holistiques pour s’adapter au changement climatique et aux restructurations industrielles que cela engendrerait. Le problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a aucune régulation. Le CAC 40 a reversé plus de 50 milliards d’euros de dividendes en 2018.

Mais justement, quel est le lien entre dividendes et pollution ?

Les entreprises les plus polluantes sont celles où les investisseurs parviennent à engranger des profits records. Total, par exemple, dont l’activité est liée à la destruction de la planète, est l’entreprise qui verse le plus de dividendes. Tant que les actionnaires auront intérêt à financer ces activités polluantes, les multinationales auront intérêt à continuer à polluer.

    « Les entreprises profitent de la solidarité collective, dans un contexte de récession économique et continuent d’accroître l’enrichissement des actionnaires. Il y a quelques choses qui dysfonctionne. »

En mars dernier, Total a versé 1,8 milliard de dividendes à ses actionnaires. La plupart des grands groupes vont faire de même et ce malgré les aides de l’État en cette période de crise et les demandes du gouvernement de réduire ces dividendes. En parallèle, les licenciements vont aller bon train. Que dites-vous de cette situation ?

Ça démontre l’addiction au capital financier de ces entreprises polluantes. La crise sanitaire a suspendu un certain nombre de dogmes néolibéraux, ce qui les a exhibé et a poussé les gens à s’interroger sur la manière dont l’économie fonctionne : à quoi servent les dividendes ? Qui est-ce qu’on enrichie dans l’économie actuelle ? Quelle utilité sociale ? L’État a bloqué le versement des dividendes pour certaines aides seulement – par circulaire en plus, pas par une loi –, ce qui montre que ça n’est pas impossible. Mais Bruno Le Maire s’est bien gardé de fixer une interdiction ferme. On a des dirigeants néolibéraux gênés aux entournures qui essayent de trouver un voie à moyen terme, mais on arrive sur une action publique défaillante. Vivendi, par exemple, a bénéficié du chômage partiel et a décidé en avril une augmentation de 20% des dividendes. Les entreprises profitent de la solidarité collective, dans un contexte de récession économique et continuent d’accroître l’enrichissement des actionnaires. Il y a quelques choses qui dysfonctionne. En plus de ça, le gouvernement vient d’accorder 20 milliards pour sauver les grandes entreprises sans contrepartie. Au moment où l’État est en position de force, il faut les soumettre à l’accord de Paris. Au lieu de ça, on a le spectacle affligeant de milliards d’euros d’argent public déversés dans les poches des plus grands pollueurs, alors que l’état d’urgence climatique – voté en septembre 2019 – n’est naturellement pas levé ! On est en train de solder une crise conjoncturelle en aggravant une crise structurelle.

Les grandes entreprises exercent une forte pression pour que la crise du Covid-19 soit le prétexte pour faire fi des règles environnementales. Que peut-on réellement faire face à ces géants économiques ?

Il faut que le gouvernement arrête de se défausser. Le problème, c’est que les lobbies sont au gouvernement. Ils sont soumis à la loi du marché et des multinationales. En réalité, cette situation n’est pas liée à la crise. C’est un jeu constant, dès qu’une loi est en préparation. Toutes les occasions sont bonnes pour se libérer des contraintes. Là, c’est la démonstration classique de la « stratégie du choc » théorisée par Naomi Klein : prendre prétexte d’une crise pour accroître leur pouvoir. D’un côté ils demandent de l’argent et de l’autre ils demandent des aménagements des normes (qui leurs sont déjà extrêmement favorables). Ils essayent de faire oublier qu’ils font partie d’une crise bien plus structurante, celle du changement climatique. Ils doivent montrer que même quand la situation est compliquée, ils remportent le rapport de force.

Propos recueillis par Loïc Le Clerc (publié le 07/05/2020)
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