Options stratégiques – La seule « sortie de gauche » de l’euro, c’est l’expulsion !
L’expérience de la confrontation du gouvernement Syriza aux institutions européennes, et la défaite du 13 juillet 2015, ont donné un tour beaucoup plus concret au débat stratégique qui traverse la gauche et les mouvements sociaux européens. Avec le tsunami financier qui a démarré en Chine et s’avance vers nous pour les mois à venir, ce débat ne pourra que gagner en acuité. Aujourd’hui se confrontent trois orientations principales.

La première veut « approfondir l’union politique » : la zone euro est un édifice précaire, il faut la renforcer politiquement par la création d’un « gouvernement économique européen » et d’un Parlement de la zone euro, et économiquement par la mise en place d’une capacité budgétaire réelle. Hollande, Moscovici mais aussi Schaüble se sont prononcés en ce sens. Mais une version de gauche existe (avec par exemple le PCF ou Syriza), qui vise une réforme bien plus profonde des Traités, notamment des objectifs et de la gouvernance de la BCE

La deuxième orientation stratégique est la « sortie de l’euro » : l’euro et les Traités afférents sont un carcan qui empêche toute politique alternative, même modérée, comme celle que les Grecs avaient choisi en votant Syriza. Tout pays qui souhaite rompre avec l’austérité et restaurer sa souveraineté démocratique doit commencer par sortir de l’euro. La plate-forme de gauche de Syriza (maintenant Unité populaire) défend notamment cette orientation.

La troisième orientation prône de « désobéir pour reconstruire » : tout gouvernement qui veut vraiment rompre avec l’austérité devra commencer à mettre en œuvre des mesures unilatérales, même contre l’avis des institutions européennes. Mais il devra en même temps batailler pour réformer la zone euro dans l’intérêt des peuples, quitte à être finalement exclu contre son gré.

La troisième voie est plus complexe à énoncer que les deux premières, mais c’est précisément parce qu’elle seule répond à la complexité du réel, qui aujourd’hui en Europe, impose à tout projet politique progressiste le défi de respecter une triple exigence : 1) refuser l’Europe néolibérale, qui n’est plus que l’Europe du capital financier 2) chercher à reconstruire une union politique européenne sur d’autres bases, 3) s’appuyer pour ce faire sur les dynamiques démocratiques réelles, qui à l’heure actuelle opèrent principalement au plan national.

En effet, après la défaite de Syriza, ceux qui refusent l’Europe néolibérale ne peuvent plus se contenter de réclamer une « autre Europe » (démocratique, solidaire, écologique, avec la refondation correspondante des Traités) sans tenir compte d’une donnée politique fondamentale : il n’existe pas aujourd’hui un espace public européen, et encore moins une communauté politique européenne, qui pourrait porter une telle dynamique de refondation en rupture avec le bloc hégémonique néolibéral. Et il n’est pas davantage possible pour un gouvernement de gauche élu dans un pays donné, d’attendre la réforme des Traités avant d’engager des politiques alternatives.

Face à la violence des institutions européennes, ceux qui refusent la désobéissance se condamnent à la soumission. Mais ceux qui prônent la sortie de l’euro comme geste fondateur d’une politique alternative condamnent l’Europe à l’éclatement sans retour.

Certains d’entre eux ne s’en inquiètent guère, car l’Europe (n’a jamais été ou) a cessé d’être pour eux un horizon pertinent, et n’incarne plus que « l’internationalisme du capital ». Mais de solides raisons, plus impérieuses que jamais, interdisent ce renoncement. Certes, une guerre entre l’Allemagne et la France ne semble pas crédible dans un avenir prévisible. Mais dans un contexte européen et mondial marqué par la montée des séparatismes et des replis identitaires, qui sait ce que pourrait réserver un éclatement brutal de l’Union européenne si un projet alternatif d’union politique n’est pas disponible ?

Réduire le projet européen à une machination des classes dominantes est donc un peu court aux plans historique et politique. Mais surtout, y renoncer serait irresponsable. Confrontée aux trois défis majeurs que lui pose le capitalisme pourrissant – les inégalités intra et internationales, les migrations et le réchauffement climatique -, l’humanité ne pourra préserver les conditions d’une vie humaine décente que par une étroite coopération mondiale. Celle-ci ne sera pas possible sans la constitution de blocs continentaux. Comment pourrait-on alors se résigner à la mort de l’un des principaux processus d’intégration continentale, aussi mal engagé soit-il !

C’est pourquoi, même si la tâche est difficile, les mouvements sociaux européens n’ont pas renoncé. Les marches européennes initiées par les mouvements espagnols, les prochaines manifestations de la mi-octobre à Bruxelles, la préparation d’un nouveau blocus de la BCE à Francfort en sont la preuve. La construction d’un mouvement social continental est une contribution essentielle au projet européen alternatif.

Mais cela ne suffira pas à construire une communauté politique. Le moment de la totalisation politique – par lequel un ensemble disparate de groupes humains décide de se constituer en communauté politique - est nécessaire. Il suppose la confrontation des mouvements et des citoyens aux institutions européennes. Or faire de la sortie de l’euro l’acte inaugural de sa politique, c’est, pour un gouvernement progressiste isolé, renoncer à déclencher une crise politique européenne capable d’accélérer la construction d’un espace politique transnational. C’est envoyer, par les actes, aux autres peuples européens un signal sans équivoque : nous n’avons pas besoin de vous, notre souveraineté nationale nous suffit. Il sera alors plus facile aux oligarchies de dresser les autres peuples contre le pays déviant (« ils ne veulent pas payer leurs dettes »).

C’est 1793 qui a donné naissance au peuple français en tant que communauté politique de citoyens. La construction d’une communauté politique européenne ne pourra elle aussi résulter que d’une crise politique majeure au cours de laquelle les citoyens de tout ou partie des pays européens seront confrontés aux mêmes problèmes vitaux et y apporteront majoritairement les mêmes réponses. La crise de la zone euro pourrait être cette opportunité, à condition que les peuples concernés y recherchent des réponses communes. L’émergence d’une citoyenneté européenne n’effacera pas les citoyennetés nationales, mais elle pourrait s’y ajouter en les transformant.

Le(s) gouvernement(s) progressiste(s) auront dans ce processus une responsabilité essentielle. Leur tâche sera complexe : préparer et poser au moment opportun des actes unilatéraux – un « plan B » ou plutôt une série de mesures graduées portant a minima sur la monnaie, la fiscalité, la dette, les banques - qui donnent les marges de manœuvre pour tenir le plus longtemps possible face à l’étranglement financier orchestré par les institutions et les marchés ; pousser au maximum les négociations avec les institutions et aiguiser leurs contradictions ; rechercher le soutien et la contagion dans les autres pays européens. Complexe, certes, mais quel autre scénario permettrait-il de dépasser la désynchronisation des rythmes politiques nationaux pour rendre enfin palpable un projet démocratique européen ?

La coupure paraît aujourd’hui irréversible entre l’Europe du Sud d’un côté, l’Allemagne et ses alliés de l’autre, la France jouant un rôle subordonné. Mais la crise chinoise va durement frapper l’Allemagne dans les années qui viennent et remettre en cause à la fois ses excédents commerciaux et son consensus politique. Le choc de la prochaine crise financière pourrait faciliter la synchronisation des conjonctures politiques en Europe et la recherche d’alternatives solidaires, à condition que les mouvements sociaux et la gauche radicale s’y emploient.

Dans la stratégie de désobéissance, celle-ci est légitimée par la violence des institutions que la négociation fait apparaître au grand jour aux yeux d’électeurs nationaux et de citoyens européens pas forcément convaincus a priori. Les oligarchies peuvent couper les liens financiers et expulser le-s pays récalcitrant-s. Mais elles risquent alors de favoriser une mobilisation solidaire qui peut à la fois réduire fortement les risques d’une catastrophe économique et sociale associée à la sortie de l’euro, et étendre la rupture à d’autres pays. La seule « sortie de gauche » de la zone euro, c’est l’expulsion pour catalyser une contagion démocratique européenne.

Par Thomas Coutrot (11/09/2015)

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