Carola Rackete : « Il ne s’agit plus d’être optimiste ou pessimiste mais de s’engager »
Elle avait forcé le blocage du port italien de Lampedusa en 2019 pour y débarquer des migrants que son navire, le « Sea-Watch 3 » avait sauvé de la mort. La capitaine Carola Rackete publie ce mois-ci un livre dans lequel elle raconte son expérience. Un vibrant plaidoyer qui en appelle au courage de tout un chacun contre l’inhumanité.

Elle a désobéi. C’était le 26 juin 2019, dans les eaux claires du port italien de Lampedusa. Carola Rackete, capitaine du Sea-Watch 3, a décidé de forcer le blocus qui lui était imposé depuis quinze jours. Au bord de son navire, une dizaine de membres d’équipage et surtout 42 migrants, la plupart issus de l’enfer libyen et bien mal en point. Face au mépris du gouvernement italien, face à l’abandon de la communauté internationale, le geste de la jeune femme — mûrement réfléchi — l’a propulsée au devant de la scène médiatique. Depuis, elle a publié un ouvrage : Il est temps d’agir, paru le 17 septembre dans sa traduction française aux éditions L’Iconoclaste, où elle revient sur cette expérience et formule un rêve : que tous agissent face aux dérèglements de notre monde.

Reporterre — À l’origine, vous êtes une écologiste et vous avez travaillé dans des missions de recherche polaire et marine. Pourquoi avez-vous décidé vous engager dans le secours aux migrants ?

Carola Rackete — J’ai décidé de rejoindre les secours en mer pour faire face à une urgence. Car les associations manquent souvent de gens qualifiés qui ont une expérience ainsi que les diplômes nécessaires. Je pense aussi que nous avons une grande responsabilité en tant que citoyens européens, nous ne devons pas penser qu’il en va uniquement de celle des pays du sud de la Méditerranée et devons nous préoccuper de ce qui se passe à nos frontières.

Dans votre livre, vous faites clairement le lien entre migration et changement climatique. Pensez-vous que ce lien soit clair dans l’opinion publique ?

Non, ces deux sujets ne sont pas encore très liés pour le grand public. C’est en revanche très clair dans le monde scientifique. L’an passé, un rapport a été publié faisant le lien entre extrême pauvreté et la crise climatique, qui va affecter les plus précaires, ceux qui n’ont pas d’économies à la banque, ou d’assurance santé. C’est pourquoi cette crise est aussi humanitaire.

Dans votre livre, vous parlez beaucoup d’inhumanité face aux migrants. Pensez-vous qu’il existe une « banalisation du mal », comme l’a théorisé la philosophe Hannah Arendt ? Des humains qui ne seraient plus capables de former de jugements moraux ?

Le problème, c’est que la plupart des Européens ne rencontrent jamais de migrants. Si à Paris, vous voyez quelqu’un en train de se noyer, vous allez l’aider, quelque soit sa couleur de peau. Mais c’est plus facile d’accepter que quelqu’un se noie à des centaines de kilomètres dans la Méditerranée, car vous n’avez pas de connexion personnelle avec lui. C’est simplement la façon dont notre cerveau humain a évolué. Nous avons de la compassion et de l’empathie avec ceux que nous côtoyons et pas avec des gens que nous ne voyons pas. La grande question est de savoir comment nous pouvons dépasser cela pour aider des gens que nous ne considérons pas comme proches de nous. Je pense qu’il faut arrêter de se focaliser sur les différences mais plutôt sur nos ressemblances, ce que nous partageons, car tous les être humains sont similaires et veulent tous la même chose.

« Le lien entre migration et changement climatique est très clair dans le monde scientifique. »

Quand vous avez accosté à Lampedusa, vous avez été à la fois applaudie mais également fortement critiquée. Que pensez-vous de ces critiques ? Comment faire comprendre que les migrants ne traversent pas la Méditerranée par plaisir ?


Cela dépend d’à quel point les gens ont envie de changer leurs opinions. Certains ne sont pas forcément ouverts aux nouveaux arguments. La meilleure chance de les convaincre, c’est qu’ils aient une conversation avec les réfugiés. Ils pourraient comprendre pourquoi et comment ils ont été contraints de quitter leur pays. Et ce n’est pas pour « l’aventure » ou d’autres raisons futiles. Car les faits sont clairs. Beaucoup de pays sont en guerre, Beaucoup de pays ne sont pas sûrs. Et beaucoup ont des problèmes économiques.

Vous dites que vous étiez prête à risquer la prison. Pour beaucoup, c’est un acte très fort.

Honnêtement, si vous allez en prison en Italie, ce n’est pas une situation particulièrement dangereuse par rapport aux dangers que courent les migrants qui arrivent de Libye. De plus, très peu de gens vont réellement en prison. Tous les cas d’enquêtes criminelles à l’encontre de capitaines de navire ont été abandonnés. Donc oui, dans ce genre d’action, il faut considérer le risque. Mais celui-ci reste faible.

La répression envers les ONG et les associations qui aident les migrants est de plus en plus féroce. Est-ce une façon de les décourager ?

Bien sûr que cela décourage les gens et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’État met en œuvre cette répression. Nous faisons bien évidemment face à une criminalisation de la solidarité. Mais si vous n’offrez aucune résistance, les choses ne vont pas s’améliorer. Juste après mon arrestation, une loi pour créer une vaste mission de secours en mer a été perdue à seulement deux votes au parlement européen. Imaginez s’il y avait eu par exemple plus d’élus des partis Verts. Certes, je sais qu’aujourd’hui on voit plutôt le contraire avec toujours plus d’atteintes aux droits humains aux frontières. Nous sommes à un moment où nous n’avons plus d’autre choix que d’agir. Regardez, la publication du cinquième rapport sur les perspectives mondiales de la diversité biologique (GBO-5) qui montre que les objectifs d’Aïchi n’ont pas été atteints. C’est un véritable désastre pour la biodiversité. Et prouve encore une fois que tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, tous les traités et les négociations internationales ont échoué.

Imaginons un instant que les politiques acceptent d’ouvrir les frontières. Ils seraient alors abondamment critiqués, notamment par l’extrême droite. Ont-ils le choix ?

Le problème est que si vous devenez trop effrayé par l’extrême droite, vous commencez à mettre en œuvre leur politique. Elle n’a alors même plus besoin de conquérir le pouvoir pour faire passer ses idées. C’est d’ailleurs ce qui se passe en ce moment dans beaucoup de pays. Beaucoup de gens sont coincés dans un système. Même ceux qui en sont au cœur et qui veulent changer les choses ont un pouvoir limité. Le plus grand problème est le manque d’engagement des gens à tous les niveaux. Il ne s’agit plus d’être optimiste ou pessimiste mais de créer de l’engagement politique.

Vous plaidez pour une action non violente en expliquant que c’est plus efficace. Mais l’histoire montre que ce n’est pas aussi simple.

Évidemment, il y a toujours eu les deux en parallèles. Pour le mouvement des droits civiques aux États-Unis, Martin Luther King, appelait à des actions non violentes et Malcom X était plus radical. En Inde, vous aviez Gandhi qui était pacifique et d’autres gens qui sabotaient. Mais généralement les mouvements non violents sont plus inclusifs et attirent plus de gens, car tout le monde n’a pas envie ou n’est pas capable d’utiliser la violence, souvent le fait de jeunes hommes. De plus, les sciences sociales ont analysé tout cela et montré que les mouvements violents remportaient moins de succès.

Que pensez-vous de ceux qui, face à l’hypocrisie et l’inaction du gouvernement, on envie d’être plus radical dans leur combat ?

Nous avons essayé toutes les voies les plus softs pour nous faire entendre : des pétitions, des marches, etc. Sans vraiment de résultat. Donc, oui, je comprends la lassitude. D’autant que le système dans lequel nous vivons est oppressif. Il exploite les gens tout autant que l’environnement. C’est le système qui est violent lui-même et non pas quelques activistes qui font du sabotage et utilisent de la violence contre un gouvernement ou des entreprises qui seraient pacifiques. Il nous faut de petits groupes radicaux qui se connectent entre eux et surtout qui relient les enjeux environnementaux aux enjeux sociaux.

Votre livre a clairement une sensibilité anticapitaliste. Pourtant, vous n’écrivez jamais ce mot. Pour quelle raison ?

Quand vous prononcez ce mot, les gens pensent que vous allez faire sortir Lénine ou Staline de leur tombe ! Ils sont très effrayés par le communisme. Un système qui était d’ailleurs également basé sur la croissance. Ainsi, pour s’éloigner de cette réaction instinctive, nous parlons plutôt d’économie de la décroissance.

Quels sont vos prochains combats ?

Je souhaite continuer à travailler sur les questions de conservation de la nature et surtout les questions décoloniales. En Afrique par exemple, beaucoup de parcs nationaux sont militarisés avec expulsion des populations indigènes. Sachant que l’ONU propose de protéger 30 % de la planète nous voulons demander comment ils vont faire pour que les droits des populations indigènes soient respectés. Car si nous avons besoin de préserver la biodiversité, il faut qu’on se rende compte que les populations indigènes ne sont pas des menaces, au contraire. Elles vivent sur ces terres depuis des centaines d’années sans les surexploiter, contrairement au modèle industriel. Qui pratique la surpêche ? Qui déforeste l’Amazonie ? Ce ne sont certainement pas les populations indigènes ! C’est très important et nous avons besoin d’en parler.

Par Laury-Anne Cholez (publié le 21/09/2020)
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