« Pour que la démocratie fonctionne, il faut que les gens s’en emparent »
Plus de 700.000 spectateurs sont allés voir Demain, le film réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent. À la veille de la cérémonie des César, où ce film sur les alternatives écologiques est nominé, Reporterre a rencontré Cyril Dion. Son sujet : l’avenir de la démocratie.

Cyril Dion a, en 2007, participé à la création, avec Pierre Rabhi et quelques amis, du mouvement Colibris, qu’il a dirigé jusqu’en juillet 2013 et dont il est aujourd’hui membre du cercle de pilotage. Il a également cofondé le magazine Kaizen et la collection Domaine du possible, chez Actes Sud. Il a réalisé avec Mélanie Laurent le film Demain, sorti en décembre dernier.

Reporterre – Comment analysez-vous le succès de votre film Demain ?

Cyril Dion – Peut-être le film marche-t-il parce qu’il apporte de l’enthousiasme et de l’espoir à des personnes qui ont du mal à en trouver dans le contexte politique. Il essaye de dessiner un avenir possible, dans un monde où nous sommes ensevelis par les mauvaises nouvelles : le Front national, le terrorisme, la crise climatique, les migrants, la crise économique… Nous voulions tracer des perspectives là où on a parfois l’impression qu’il n’y a plus d’issue.
Et pour y arriver, nous avions besoin de proposer un nouvel imaginaire et de susciter la créativité. Nos cerveaux sont colonisés par une vision du monde qui s’effrite et se désagrège, portée notamment par les médias. Nous avons donc cherché à aller sur le terrain du rêve, car il ne suffit plus d’être rationnel. Les faits, nous les connaissons depuis des décennies, pourtant ils ne déclenchent pas de réaction massive ! Nous sommes des êtres profondément irrationnels. Nous avons besoin d’être émus, de faire travailler notre imagination, de nous identifier à d’autres gens, etc. Le cinéma permet d’activer toutes ces parties de nous-mêmes à la fois, grâce aux images, à la musique, à la dramaturgie.

Quel est le message de votre film ?

Qu’il est possible de faire autrement, de résoudre nos problèmes ! Et surtout, que chacun d’entre nous peut contribuer à changer les choses. On a souvent l’impression que le pouvoir est en dehors de nous, qu’il est dans les entreprises ou dans les États. Mais nous pouvons reprendre ce pouvoir. Nous en avons beaucoup plus que nous ne l’imaginons ! Et si nous l’exercions ensemble, nous serions capables de reprendre la main sur la course du monde.

Cela peut-il avoir un impact d’ici à 2017 ?

Je me tiens à l’affût des dynamiques qui pourraient émerger. Il faut voir comment les gens pourraient se rassembler, dans quelle mesure ils pourraient soutenir des candidats issus de ces mouvances citoyennes.
Mais cela ne marchera que s’il y a une large mobilisation. Ce mouvement doit dépasser le cercle des convaincus, des militants. Pour le moment, nous restons apathiques. La démocratie doit d’abord changer dans la tête de chacun d’entre nous. Pour que la démocratie fonctionne, il faut que les gens s’en emparent. On doit s’en occuper, ce n’est pas quelque chose d’extérieur à nous.
Le succès de Podemos en Espagne est significatif : ce sont des gens qui viennent du milieu militant, qui ont d’abord essayé de faire pression sur le gouvernement, de faire des contre-sommets – Pablo Iglesias a milité très jeune, par exemple. À un moment donné, ils se sont rendus compte que les politiques ne voulaient pas les entendre. Alors ils ont décidé de les remplacer.
C’est ce qui est intéressant : il y a un terreau de gens qui portent de nouvelles idées, et sur ce terreau émergent des responsables politiques dont on peut espérer qu’ils transformeront ces initiatives en quelque chose de plus grande ampleur, dans une coopération élus-citoyens.

Faut-il aujourd’hui se passer des partis politiques ?

Personnellement, je ne crois pas que le changement viendra du Parti socialiste ou de Les Républicains, encore moins du Front national. Et je me pose des questions sur les Verts, quand on voit leur situation.
Les partis politiques, en tant que structures qui veulent avant tout gagner des élections pour accéder au pouvoir, ne peuvent pas nous emmener très loin. Par ailleurs, je crois qu’il faut « déprofessionnaliser » la politique. Il faudrait davantage de gens qui se mettent au service de l’intérêt général pour un temps donné, sans que cela constitue leur métier. C’est un grave problème de notre démocratie, cette histoire de devoir garder son job d’élu à tout prix !

Peut-on encore se considérer en démocratie ?

Plus tout à fait. Dans le film, nous évoquons une étude de l’université de Princeton qui a analysé des milliers de décisions du gouvernement états-unien pour savoir si elles allaient plutôt dans le sens des grandes entreprises ou dans le sens de ce que voulait la population. À 80 %, elles allaient dans celui des grandes entreprises. L’étude conclut que les États-Unis ont basculé dans un système plus oligarchique que démocratique. Je crois que c’est aussi le cas ici.

Quelle alternative proposez-vous ?

Il faut changer les institutions et les principes de la Ve République pour en finir avec cette personnalisation autour du président de la République et les dérives monarchiques que cela entraîne. On peut imaginer mettre les citoyens davantage à contribution, avec une Assemblée nationale et des députés élus d’un côté, et un Sénat composé de citoyens tirés au sort de l’autre.
On pourrait décliner cela à l’échelle locale. Il faut permettre un dialogue beaucoup plus fécond entre les citoyens et leurs élus. C’est ce que nous montrons dans le film, en Inde, avec des assemblées de citoyens qui se réunissent tous les trois mois avec leurs élus pour élaborer les actions à venir et faire des points d’étape réguliers. C’est une forme de participation intéressante, où l’on ne délègue plus ni la responsabilité des idées, ni celle d’agir.
En Inde, des citoyens se réunissent tous les trois mois en assemblées
Il semble y avoir un décalage abyssal entre l’écho de votre film et le fonctionnement de la classe politique…
C’est logique ! Quand on est dans un moment où on passe d’une civilisation à une autre, ce ne sont jamais les gens au pouvoir, à la tête du système en train de mourir, qui vont le changer. Il est normal qu’ils n’en prennent pas la mesure. Louis XVI n’a pas dit aux gens d’aller dans la rue, de prendre la Bastille, de lui couper la tête et d’instaurer une démocratie.

Pourquoi avez-vous signé une pétition sur Notre-Dame-des-Landes ?

Notre-Dame-des-Landes est un symbole. On a déjà beaucoup d’arguments démontrant qu’il est absurde de faire un nouvel aéroport sur des zones humides et agricoles, au moment on réfléchit à développer l’agriculture autour des villes, à limiter les émissions de CO2 et organiser autrement la circulation dans le monde…
Abandonner le projet d’aéroport entérinerait le fait que nous avons besoin de prendre des orientations différentes dans notre développement économique. Et que ce sujet prenne de l’importance dans l’opinion a aussi une vertu pédagogique. Ce n’est pas simplement « Notre-Dame-des-Landes », c’est tout ce que cela dit sur notre vision de la société de demain.

En 2014, vous évoquiez la COP 21 comme le « sommet de la dernière chance ». Quel bilan en tirez-vous ?

C’est une victoire politique et diplomatique. Symboliquement, c’est très fort d’avoir permis à 195 pays d’affirmer ensemble qu’il faut rester en-dessous d’1,5 °C. Pour avoir participé à de nombreux congrès internationaux, je sais qu’on ne peut pas aboutir à beaucoup plus dans ce type de manifestation. Comment voulez-vous arriver à des objectifs chiffrés et contraignants avec un consensus à 195 pays ? Quand on est dans un processus diplomatique, on est piégé dans un système où il ne faut choquer personne. Personne ne doit avoir envie de claquer la porte et de quitter la table des négociations.
Désormais, c’est à chaque pays de se donner les moyens de parvenir à cette réduction des émissions. C’est-à-dire que cela nous regarde directement : c’est à nous de nous battre pour continuer à interdire les gaz de schistes, pour développer les énergies renouvelables – et ce, de manière intelligente, avec des panneaux solaires construits à partir de l’économie circulaire, avec des éoliennes placées aux bons endroits, avec une géothermie qui ne saccage pas tout, avec des économies d’énergie substantielles. Pour que tous ces choix adviennent dans ce sens, il faut que l’on s’en préoccupe, en mettant la pression sur nos élus, pour engager des rapports de force avec les entreprises et le système économico-financier.
Plutôt que de critiquer l’accord de Paris sur le climat, il faut s’en servir comme d’une prise de judo pour retourner le système. C’est l’essence de notre appel sur Notre-Dame-des-Landes : on a signé l’accord de Paris, maintenant, on le met en place. Pour une fois qu’il y a une ouverture chez des responsables de 195 pays, appuyons-nous dessus.

Qu’allez-vous faire après Demain ?

J’en écris la suite. Le film s’intéressera aux possibilités de rassemblement politique pour que ces initiatives se généralisent. Il y a une forme de révolution à conduire, qui doit être différente de celles qu’on a connues par le passé : le concept même de révolution a besoin d’être réinventé. Il faut solliciter un nouvel imaginaire de mobilisation. Comment reprendre le pouvoir politiquement ? Comment construire un nouveau pouvoir qui ne reproduise pas les erreurs ou les abus du passé ? Il faut que l’on comprenne que changer la démocratie, c’est aussi important que changer l’agriculture ou réinventer nos modes de productions énergétiques, notre modèle économique. Cela va ensemble.

Par Barnabé Binctin

Lire sur le site reporterre.net (25/02/2016)