Analyse : Repenser le développement pour repenser la solidarité internationale, douze pistes de réflexion
Nous vivons une période de grandes incertitudes et de fortes contradictions. Cette situation nécessite d’interroger et de redéfinir les notions de référence. Il devient urgent de repenser la solidarité internationale confrontée à la montée des idéologies racistes, xénophobes, sécuritaires [1].

Dans cette perspective, il est nécessaire de revenir sur le développement qui s’est dégagé comme une référence de l’évolution des sociétés, sur les inégalités entre les sociétés et sur le système international. Ce texte propose douze pistes dans le but de repenser le développement pour réinventer la solidarité internationale [2].

1. S’interroger sur la notion et sur le concept de développement

Le mot développement dans ses significations récentes concernant l’évolution des sociétés est d’utilisation assez récente. Avant le 20e siècle, on parle du développement comme du contraire de l’enveloppement, à partir de la biologie ou de la psychologie. Il y a cinquante ans, ce mot pratiquement inconnu devient un lieu commun et est considéré comme un concept fondamental qui se dégage de la théorie économique pour signifier la transformation et l’évolution des sociétés. Au départ, le mot recouvre plusieurs composantes : la croissance économique et le niveau de vie, la satisfaction des besoins fondamentaux, une condition de l’indépendance nationale et de la souveraineté des choix.

Un des premiers à utiliser le terme de développement dans le sens de la théorie de l’évolution économique est Joseph Schumpeter en 1932. Son utilisation actuelle se diffuse à partir de 1950, autour de la question du sous-développement et s’impose à partir de la fin des années 1960 sur l’ensemble des mutations de sociétés et particulièrement dans les institutions internationales, autour des agences des Nations Unies qui proposent des théories du développement. Le débat sur le développement commence aussitôt. Il partage les différentes écoles qui proposent différentes théories du développement. Il suscite aussi des approches critiques. Il emprunte au départ aux théories économiques classiques et néoclassiques, puis au keynésianisme et au fordisme, puis au néolibéralisme. Il emprunte à la révolution industrielle ses catégories : production, consommation, investissement, croissance, productivité, progrès scientifique et technique, innovations.

Il est approprié par de nombreux auteurs qui se réfèrent à l’approche marxiste et qui y inscrivent une démarche critique. Avec notamment les théories de la dépendance, du centre et de la périphérie, du développement inégal, du développement autocentré, du développement durable. Il est mis en cause par une critique plus fondamentale, celle de la fin du développement, qui lui dénie le caractère de concept scientifique en le considérant comme une croyance ou une idéologie. Cette critique met en cause l’évolutionnisme historique dans l’histoire des sociétés et soulève plusieurs questions : le rapport entre l’espèce humaine et la Nature, l’évolutionnisme compétitif, les besoins fondamentaux des personnes non réductibles aux besoins des marché, le développement local, la fin du développement et l’après-développement.

Pour aller plus loin [3]

2. Remettre en cause la conception dominante du développement, celle du rattrapage

Après la rupture de la décolonisation, une conception dominante du développement s’impose, celle du rattrapage. Cette conception est elle-même issue de la proposition d’aide aux pays sous-développés citée par Truman dans un discours en 1954. Le développement est défini comme le complément du sous-développement. Cette conception implique qu’il n’y a qu’une seule démarche possible de développement de chaque société, celle de la croissance productiviste, qu’il faut donc adopter, sinon imposer.

Cette démarche du développement, formalisée par W W Rostow est adoptée par les économistes dominants et devient la référence des institutions internationales, notamment la Banque Mondiale et le FMI. Elle est vulgarisée dans son livre, en 1960 : les étapes de la croissance économique, un manifeste non communiste. Elle affirme que, de manière linéaire, chaque société parcourt cinq étapes : la société traditionnelle (essentiellement agricole et hostile aux changements) ; les préalables au décollage (la révolution agricole permet à la croissance économique de dépasser la croissance démographique) ; le décollage ou « take-off » (des investissements massifs dans l’industrie, amélioration des niveaux de vie, croissance autosuffisante) ; la maturité (production de masse, équilibre investissement et consommation) ; l’âge de la consommation de masse. Elle annonce la proposition de Francis Fukuyama qui publie en 1992, la Fin de l’Histoire, qui considère que le capitalisme et la démocratie libérale pourront être améliorés mais ne seront pas dépassés.

Cette conception s’impose d’autant que la vulgate marxiste et le modèle soviétique affichent une proposition, elle aussi linéaire. Chaque société suivrait des modes de production correspondant à un développement des forces productives : le communisme primitif, l’esclavage, le servage, le féodalisme, le capitalisme, le socialisme. Cette vision est contestée par de nombreux courants marxistes. Etienne Balibar développe les articulations entre les modes de production. Samir Amin met en évidence la non linéarité et l’existence des modes de production tributaires centraux ou asiatiques qui rappellent l’antériorité des grands empires dans l’histoire du tiers monde et du monde.

Le développement est approprié par les nouveaux Etats issus des indépendances. Il est mis en avant avec le non-alignement à Bandoeng en 1955. On voit alors s’élaborer un modèle des indépendances nationales qui emprunte à la fois au modèle fordiste et keynésien, surtout dans la phase de la reconstruction en 1945, et au modèle soviétique, à travers ses variations dans les pays de l’Est, la Chine et le Viêtnam. Le développement est fondé sur les industries lourdes, base d’une accumulation indépendante. Il s’appuie également sur une réforme agraire qui doit moderniser l’agriculture à partir de l’industrie et lui servir de débouché, sur le contrôle et la valorisation des ressources naturelles, sur la substitution des importations et le développement du marché intérieur, sur les entreprises nationalisées et sur le contrôle du commerce extérieur. Il implique la construction d’un État puissant et incontesté, d’un État fort, garant de l’unité nationale, appuyé sur la théorisation du parti unique.

Entre 1955 et 1980, le débat sur le développement est très vivace. Les pays non alignés vont le porter au sein des Nations Unies. Ils défendront l’idée du droit au développement.

Le droit au développement consacre les principes de l’égalité, de la non-discrimination, de la participation, de la transparence, de la responsabilité ainsi que de la coopération internationale. Dans son article premier, il rappelle que le droit au développement implique le respect des droits et libertés fondamentales et rappelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La déclaration sur le droit au développement sera adoptée en 1986. Elle est en contradiction avec le néolibéralisme qui monte en puissance et impose sa logique.

Dans les institutions de Bretton Woods, dans les années 1960, on défend toujours le libéralisme, mais on fait des concessions. Au départ, la Banque Mondiale finance des infrastructures lourdes et accompagne la construction des États. Dans un second temps, elle combat la priorité à l’industrie lourde et propose l’approche des besoins fondamentaux (basic needs) et de la petite entreprise, accréditant le fameux small is beautiful (« ce qui est petit est beau ») ; elle cherche à dégager de nouveaux petits entrepreneurs à partir du secteur dit informel. Ensuite, elle s’appuie sur l’exaspération des paysanneries contre la baisse des cours et la gabegie des nouveaux systèmes d’encadrement et de collecte ; elle va proposer l’accès des paysans au marché et le « développement rural intégré ».

Les représentations tentent de masquer la rupture de la décolonisation. Les pays anciennement colonisés et décolonisés deviennent des pays pauvres, puis sous-développés, puis en voie de développement. Le Tiers monde fait son apparition, il cède la place aux pays du Sud. La géopolitique s’articule à l’économique. Après les empires coloniaux, on voit s’imposer les deux blocs, puis se dégager les non-alignés et puis, les émergents.

Le débat est engagé dans le mouvement de solidarité internationale sur le développement. Il partage les deux courants tiers-mondistes et antiimpérialistes ; il recoupe et fait bouger les anciennes lignes de clivage. Les tiers-mondistes trouvent les anti-impérialistes étatistes et politistes. Les anti-impérialistes trouvent les tiers-mondistes localistes et ruralistes. Leurs divergences seront relativisées par le développement de courants qui minimisent la décolonisation et par l’arrivée des humanitaristes qui ne veulent prendre en compte que l’urgence...

Par Gustave Massiah (publié le 09/08/2019)
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